J'interviens dans ce colloque en tant que neurobiologiste pour débattre avec vous de la question : "le cerveau a-t-il un sexe ?". Il n'existe pas de réponse simple à cette question et ce, parce que le cerveau n'est pas un organe comme les autres, puisque c'est l'organe de la pensée. A ce titre, le cerveau est à la fois un organe biologique et un organe culturel. En fait, derrière la question "le cerveau a-t-il un sexe." se profile la question fondamentale qui est celle de déterminer la part de l'inné et de l'acquis dans les comportements humains. Il s'agit là d'un débat où sciences et idéologies sont intimement liées. Le sujet du sexe du cerveau en offre l'illustration frappante car c'est un thème qui interpelle tout à chacun et qui, de ce fait, est particulièrement propice à être exploité dans les médias. Ainsi ces titres parus récemment dans la presse : "la science montre que les hommes et les femmes pensent différemment" (le nouvel observateur, mars 1995), "si je suis bête, c'est la faute à maman" (le figaro, juin 1997), "naît-on homosexuel?" (le nouvel Observateur, octobre 1995). Ces titres se faisaient l'écho de travaux publiés dans des revues scientifiques montrant des différences entre les cerveaux des hommes et des femmes, mais également des différences entre les cerveaux des homosexuels et des hétérosexuels. Je vous propose d'examiner de plus près sur quelles données scientifiques sont basées ces déclarations, ce qui va nous permettre de distinguer, d'une part, les faits scientifiques dans leur réalité et, d'autre part, leurs interprétations hélas très souvent abusives. Avant de parler de la science contemporaine, je vous propose un détour historique par le XIXe siècle, à la grande époque de la crâniométrie, c'est à dire l'étude des dimensions du crâne. Les anthropologues du XIXe siècle étaient obsédés par la question des relations entre l'intelligence et le volume du cerveau (cf. l'excellente analyse de S.G. Gould, 1997). Tout comme ils étaient convaincus que le cerveau des blancs était plus gros que celui des noirs, il était évident pour eux que le cerveau des hommes était plus gros que celui des femmes. L'anatomiste Paul Broca a largement contribué à renforcer cette thèse. Il a passé des années à mesurer des cadavres en utilisant deux types de méthode qu'il avait personnellement mises au point. La première méthode constituait à remplir des boîtes crâniennes avec de la grenaille de plomb puis à peser cette grenaille, ce qui donnait une estimation indirecte du volume du crâne. L'autre méthode consistait à prélever directement les cerveaux et à les peser. C'est ainsi que Paul Broca calcula une différence de 181 grammes entre le poids moyen du cerveau des hommes (2325 g) et le poids moyen du cerveau des femmes (2124 g). Il est intéressant de remarquer qu'à cette époque on savait, et Broca le premier, que le volume du cerveau varie selon la taille du corps. Or, à l'évidence, les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes. Broca, sachant cela, n'a même pas pris la peine de mesurer cette influence. Il déclarait : "On s'est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l'homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle". Il est frappant de constater que, depuis le XIXe siècle jusqu'à nos jours, malgré la multiplicité des études portant sur les différences de taille des cerveaux entre les sexes, aucun consensus n'a été dégagé sur cette question. On peut se demander pourquoi. La raison principale vient de la disparité des méthodes de mesure qui tiennent plus ou moins compte de facteurs qui sont susceptibles d'influencer le volume du cerveau, à savoir : - la dimension du corps, qui influence la taille du cerveau ; - l'âge : avec le vieillissement, le volume du cerveau diminue d'environ 10 % ; - l'état nutritionnel : on sait que la sousalimentation empêche un développement normal du cerveau ; - la cause du décès : il est évident qu'en cas de mort brutale par accident, le poids du cerveau n'est pas le même que s'il s'agit d'une mort due à une maladie neurodégénérative ou à une maladie infectieuse de longue durée. La différence peut aller jusqu'à 100 g ; - la méthode de prélèvement du cerveau ; à quel niveau s'est faite la séparation du cerveau de la moelle épinière ? Est-ce que les méninges - les méninges sont des enveloppes du cerveau qui peuvent peser jusqu'à 60 g - sont enlevées ou pas ? C'est ainsi que, selon les critères de correction des poids bruts des cerveaux à l'autopsie, on peut obtenir des différences qui varient de 0 à 200 g entre cerveaux masculins et féminins. Il n'existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du cerveau. De toute façon, sur le plan scientifique, la question des différences de taille des cerveaux entre les sexes apparaît vaine, sachant qu'il n'existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du cerveau. Ce fait était d'ailleurs déjà bien connu au XIXe siècle, grâce à l'autopsie de nombreux hommes célèbres qui, avec la vogue de la crâniométrie, avaient donné leurs cerveaux à la science. On cite souvent les exemples célèbres du cerveau d'Anatole France qui pesait 1 kg, tandis que celui de Tourgueniev pesait 2 kg : 1kg de différence, c'est considérable ! On estime que le poids moyen du cerveau est de 1,350 kg. On notera, pour la petite histoire, que celui d'Einstein était de 10% inf&ea...