Zone libre - Aragon, Le Crève-Coeur (commentaire)
Publié le 29/03/2011
Extrait du document
Fading de la tristesse oubli Le bruit du cœur brisé faiblit Et la cendre blanchit la braise J'ai bu l'été comme un vin doux J'ai rêvé pendant ce mois d'août Dans un château rose en Corrèze Qu'était-ce qui faisait soudain Un sanglot lourd dans le jardin Un sourd reproche dans la brise Ah ne m'éveillez pas trop tôt Rien qu'un instant de bel canto Le désespoir démobilise Il m'avait un instant semblé Entendre au beau milieu des blés Confusément le bruit des armes D'où me venait ce grand chagrin Ni l'œillet ni le romarin N'ont gardé le parfum des larmes J'ai perdu je ne sais comment Le noir secret de mon tourment A son tour l'ombre se démembre Je cherchais à n'en plus finir Cette douleur sans souvenir Quand parut l'aube de septembre Mon amour j'étais dans tes bras Au dehors quelqu'un murmura Une vieille chanson de France Mon mal enfin s'est reconnu Et son refrain comme un pied nu Troubla l'eau verte du silence Aragon, Le Crève-Cœur Zone Libre a été écrit à Carcassonne en septembre 1940 Travail préliminaire Une première lecture de ce poème et de son titre conduit à s'interroger sur le hors-texte : la zone dite libre, c'est d'abord une réalité historique, celle de la France qui n'est pas encore entièrement occupée en cette année 1940.
Dans le poème du Crève-Cœur, c'est la réalité géographique de la première strophe : la Corrèze.
«
1) La tentation du bonheur
Pour vivre ce bonheur, celui qui parle le texte et qui dit « je » semble disposer de tout : un château rose (unchâteau de légende, une gravure de livre d'images), un coin de France libre (la Corrèze), un mois d'août àconsommer comme une gourmandise (j'ai bu l'été comme un vin doux) qui fait un peu tout oublier tant elle enivre.
Unpaysage de campagne aussi — la guerre c'est pour les villes, que bientôt les bombes transformeront en enfer : unjardin, des champs de blé, des fleurs qui sentent lourd et bon (l'œillet et le romarin).
Un amour enfin, une femme,dont par miracle je n'a pas été séparé.
Le monde se ferme autour de ce couple; les bruits du monde extérieurs'apaisent (le bruit du cœur brisé faiblit) tandis que la cendre étouffe les braises (la souffrance? la guerre? d'unefaçon générale tout ce qui est « à vif » là-bas, dans l'autre France? de plus, la braise, c'est rouge, et Aragon,poète, n'écrit pas au hasard).
Il suffit, au fond, de tourner le bouton de la radio, ou de changer de poste : fading de la tristesse.
Le mottechnique, le mot anglais ne signifie-t-il pas brouillage, parasites? Pouvoir ainsi brouiller la tristesse au point de larendre inaudible, d'effacer les souvenirs, quelle tentation contre la peur et l'angoisse! Il suffit donc de changer deposte : aux nouvelles venues de Londres, répondra un air de bel canto, un air qui ne fait penser à rien, un air pourrêver, pour être ailleurs.
Mais en même temps, le texte même rend impossible cette évasion : « fading de la tristesse» sonne pour un lecteur de 1940 (l'appel du 18 juin a été lancé de Londres) comme un mot de la résistance, de laprotestation en tout cas.
Fading, c'est de l'anglais, c'est Londres, c'est les nouvelles vraies contre l'intoxicationgouvernementale.
C'est, déjà, espoir.
Fading, en outre, ce n'est pas un mot « poétique », c'est un mot quotidien, ouqui va le devenir pour tous ceux qui s'accrochent , à la radio de Londres.
Mais comment parasiter assez la tristesse pour qu'elle s'en aille, sans laisser de souvenir : oubli / faibli / blanchit s'yefforcent, ils disent la disparition des choses et des images dans un évanouissement blême, tandis que les mots dela vie et du plaisir s'introduisent doucement dans le texte : l'été, le vin doux, le mois d'août, le château rose.
Lepassé composé à son tour, qui vient remplacer les passés simples, lutte à sa manière contre l'urgence et la brutalitédes événements de l'extérieur : il prolonge le plaisir, étire ce mois de vacances comme s'il ne devait plus rien y avoird'autre que ce mois d'été, en Corrèze, rien d'autre que cette harmonie des syllabes qui sont à la rime(braise/Corrèze; doux / d'août).
2) Le bonheur empêche de dormir
La première rupture dans cet univers dense et calme se marque par des bruits, d'autres bruits : mal perçus encore,ou plutôt dont on ne perçoit pas bien la source (un sanglot lourd/ un sourd reproche).
Cette rupture se marqueaussi par l'interrogation : dans la première strophe, les affirmations (j'ai bu, j'ai rêvé) disaient l'unité du monde et duJe.
Dans la seconde, la crise vient de la question et de cette manière vague, savante, un peu vieillie de la poser : «qu'était-ce qui »? Mais l'inquiétude est d'autant moins explicable qu'elle se manifeste au cœur même de cet été devacances (le jardin, la brise, le bel canto), au cœur du rêve ( ah ne m'éveillez pas trop tôt) qui voudrait infinimentse prolonger, au moment même où pourtant une seconde personne intervient : le « vous », la communication avecles autres.
Ce « vous » du reproche est-il extérieur ou intérieur au poète?
A partir de ce moment, plus rien ne peut être harmonieux, lisse, comme avant : les champs de blé se mettent àsignifier autre chose que le mois d'août (ils cachent des hommes en armes) ; les fleurs perdent leur parfum pourl'échanger avec les larmes : la rime, lue verticalement — armes, larmes — compose le paysage mental du mondeextérieur, tandis que tout se mêle (confusément), les souffrances et les fleurs (chagrin/romarin).
Dans l'avant-dernière strophe, la perception se fait plus nette, mais elle concerne toujours cette angoisse venue d'on ne sait oùencore; on peut traverser le poème, en relevant tous ces mots qui s'efforcent de désigner le malaise pour mieux lesaisir : un sanglot lourd/ un sourd reproche/ ce grand chagrin/le noir secret de mon tourment, l'ombre/cette douleursans souvenir/mon mal.
Il n'est pas indifférent que peu à peu la souffrance d'abord indéfinie se personnalise au point de devenir « montourment » ; « mon mal », la dernière expression étant paradoxalement la plus vague (le mot mal) et en mêmetemps la plus profondément personnelle sans doute, puisqu'elle se trouve implicitement liée au moi (cc s'est reconnu») et à la femme qui est là.
Sur le chemin de cette prise de conscience, un vers fait difficulté : le désespoir démobilise.
On peut comprendre,banalement : le désespoir est si profond qu'il empêche qu'on se passionne ou qu'on lutte pour une cause.
On peutlire aussi « démobiliser » en le prenant absolument : comme on dit qu'une armée « démobilise », le désespoir s'en va.Ces deux lectures orientent différemment la suite du texte : ou bien la découverte — même vague — de ce qui peutpermettre d'agir, de ne plus être désespéré, intervient dès la seconde strophe; la troisième alors consiste en uneffort pour aller plus loin (repérer le lieu des bruits confus, questionner :« d'où me venait») et la quatrième — sansqu'on puisse encore dire pourquoi — permet de déchirer les voiles (« A son tour l'ombre se démembre »).
Ou biencette découverte est bien plus obscure, bien plus difficile à faire et, jusqu'à la dernière strophe le texte enregistreles réactions de « je », à l'écoute de soi-même et qui cherche, sans y parvenir, un point pour ancrer cette douleur «sans souvenir », qui flotte pour l'instant dans un présent absolu qu'aucun passé ne vient éclairer.
3) L'amour, la poésie, la politique
C'est justement le jeu des temps qui — au moins pour le lecteur —; aide à comprendre comment s'est réalisée cette.
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