Voyage au bout de la nuit de Céline: Problèmes de structures Le sens général du roman
Publié le 23/01/2020
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Les quatre premiers chapitres de la deuxième partie, c’est-à-dire les chapitres 20 à 23 (p. 303-349) reprennent, avec la même étendue, le thème des quatre premiers chapitres du roman (p. 15-66) : il s’agit de la misère à laquelle les riches condamnent le pauvre monde, d’abord en guerre, puis pendant la paix. Robinson, un Robinson désemparé, apparaît au quatrième chapitre, et parallèlement au chapitre 23. L’époque des hôpitaux militaires est une époque indécise, non pas un repos, mais un arrêt dans les ténèbres, comme le temps que Bardamu passe près des grands boulevards, au Tarapout et à l’hôtel voisin, est « une sorte d’escale interdite et sournoise» (p. 457) entre deux angoisses. On peut noter encore que Bardamu part à demi volontairement pour Toulouse, comme il était parti pour l’Afrique : au moins a-t-il décidé de prendre son billet. A l’arrivée, il trouvera Robinson, par hasard dans le premier cas, exprès dans le second, et un Robinson exceptionnellement présentable, agent colonial ou
CHAPITRESPAGESLIEUX PRINCIPAUXÉPISODES
1-415-66La guerre en Flandre
447-66Robinson
5-967-145Hôpitaux parisiens
10-14147-236L’Afrique
12183-208Alcide
13209-227Robinson
15-19237-301L'Amérique
19296-299Robinson
19285-301Molly
crétins de Parapine se laissent également manipuler. En même temps, nous trouvons, loin avant dans le roman, un rappel du thème de la guerre qui avait occupé tout le début. Ces échos à distance cimentent en quelque sorte l’ouvrage. Inversement, les dialogues dans la pâtisserie de Toulouse, s’ils retardent l’entrée en scène de Madelon, l’annoncent. On sait qu’il y a d’abord une discussion confuse des vendeuses sur la morale et le comme-il-faut (p. 481-482) : cela préfigure l’âcreté et la rage de Madelon, ses divagations conformistes d’ouvrière qui veut s’embourgeoiser. Puis viennent les propos des clientes sur le fonctionnement de leurs intestins (p. 483-484), et c’est la préfiguration de la vulgarité de Madelon sous ses faux airs distingués. Madelon n’est pas un monstre : comme les vendeuses, pauvres, elle emploie de grands mots ; comme les clientes, riches et aristocratiques, elle sera soumise à son corps. En face de Robinson elle représentera le tout-venant de la société.
Au contraire de ces rapprochements d’éléments dont la diversité n’est qu’apparente, le même thème peut se trouver dispersé dans plusieurs anecdotes dont l’ensemble suggère exactement le contraire de ce qui paraît à une lecture fragmentaire. Page 60, Robinson, rencontrant son capitaine blessé à mort et qui appelle «Maman! maman!», dit au malheureux : « Maman ! Elle t’emmerde ! » Ce coup de pied de l’âne est véritablement indigne et scandaleux. Page 143, le même Robinson est arrivé en permission pour apprendre que sa marraine de guerre vient de se pendre : cette femme vient enfin de se rendre à l’évidence et de comprendre que son fils a été tué. Robinson n’est pas davantage sensible à la pitié : «Moi qui l’avais comme marraine!... C’est bien ma veine, hein!» Passage non moins odieux que le premier. A la réflexion, il s’agit de la même histoire qui se poursuit à travers des personnages différents — et notons incidemment que c’est une technique très moderne de récit : un officier meurt en appelant sa mère, une mère meurt en apprenant la mort de son fils. Ce sont des riches. Les pauvres, qu’on envoie tous les jours à la mort sans faire tant d’histoires, s’étonnent de voir un bourgeois, un gradé «pleurnicher» (le mot est de Robinson lui-même) et appeler une présence chère auprès de lui au lieu d’accepter la solitude de la mort. De l’autre côté du
«
Quoi qu'il en soit, on ne voit pas à première lecture quelle
est l'utilité des discours de Parapine sur Napoléon (p.
446-
447), non plus que celle des bavardages imbéciles des
vendeuses et des clientes dans la pâtisserie de Toulouse (p.
481
sqq.).
On a le sentiment que ce sont là des hors-d'œuvre et
que Céline laisse courir sa plume sans contrôle.
Il ne faut pas
se contenter de dire que ces passages qui rompent le fil ont
pour but de montrer précisément que ni nos pensées ni notre
vie n'ont de fil.
Si nous n'arrivons pas à replacer ces textes, et
d'autres du même genre, dans le roman, nous devrons nous
résigner à les considérer comme des faiblesses de construction.
Cependant, regardons de plus près.
On s'aperçoit d'abord
que la dérive du récit d'un épisode à l'autre dissimule parfois
un lien subtil : on glisse de Bébert à Parapine, par exemple,
puisque c'est pour soigner le premier que Bardamu va trouver
le second.
Mais si l'on rapproche ce fait de cet autre fait que
l'enfant mène aussi Bardamu chez les Henrouille, on constate
que toute une partie du roman s'accroche à Bébert et que ce
personnage que l'on pouvait croire épisodique est en réalité le
pivot de tout le séjour de Bardamu à la Garenne-Rancy.
Le
véhément morceau de bravoure de Céline contre l'Institut
Bioduret Joseph (p.
354-364) n'est pas non plus hors de saison
au milieu de l'agonie de Bébert; c'est que ce texte n'est pas du
tout une mise en accusation de la Science inculpée d'impuis
sance en général, mais la mise en accusation d'une organisa
tion de la recherche qui empêche toute invention ; à l'Institut
Bioduret Joseph, nul ne s'avise que ces laboratoires seraient
faits pour sauver Bébert.
Ce gosse qui ressemble à un « singe
étique» (p.
310) est au centre de la carrière de Bardamu
médecin de quartier et donne son unité artistique au récit.
Reconsidérons alors les prétendus hors-d' œuvre dont nous
parlions plus haut.
La tirade de Parapine contre Napoléon
s'insère bizarrement dans le passage où il est dit que Parapine
mène de petits crétins au cinéma pour qu'ils se tiennent
tranquilles.
Comme il est dit aussi que Napoléon, et les
conquérants, et les grands meneurs de peuples offrent à
l'humanité la dose de rêve nécessaire pour supporter la vie
(«Vivre tout sec, quel cabanon!>>, p.
348), la conclusion
s'impose : autant que le cinéma, les guerres et la haute
politique sont des illusions calmantes ; les peuples et les petits
-45-.
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