Vous présenterez de cette page d'Albert Camus un commentaire composé, organisé à votre guise. Vous pourriez par exemple étudier le caractère à la fois descriptif et visionnaire de cette évocation.
Publié le 29/03/2011
Extrait du document
Ce pays m'inspire, d'ailleurs. J'aime ce peuple grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d'eaux, cerné par des brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l'aime, car il est double. Il est ici et il est ailleurs. Mais oui! A écouter leurs pas lourds, sur le pavé gras, à les voir passer pesamment entre leurs boutiques, pleines de harengs dorés et de bijoux couleur de feuilles mortes, vous croyez sans doute qu'ils sont là, ce soir ? vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d'anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, Monsieur (1), un songe d'or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin (2) comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l'encens doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont partis à des milliers de kilomètres, vers Java, l'île lointaine... A. Camus, La Chute (1956). (1) Le personnage monologue, dans une taverne, devant un client muet. (2) Lohengrin : héros d'une légende du Moyen Age, appelé le Chevalier au cygne, parce qu'il arrive et disparaît sur une barque tirée par un cygne.
SUJET REMARQUES ■ Les œuvres de Camus contiennent de nombreuses pages consacrées à l'évocation de paysages. ■ Mais ce sont — à l'exception des Justes et de Caligula (histoire oblige!) — toujours des paysages méditerranéens, soit les villes d'Afrique du Nord où, « pied-noir «, il a vécu (Alger dans L'Étranger, Oran dans La Peste,) soit les paysages lumineux, caressés par la mer, des Noces ou de l'Été. ■ Or, dans La Chute, cette œuvre étrange et séduisante, la Méditerranée et son soleil sont totalement absents.
«
Mais la Hollande est aussi « un songe d'or et de fumée » « peuplé de Lohengrins », donc de héros qui rêvent dedéparts, d'aventures.
[Cf.
encore Baudelaire :
« Vois sur ces canaux Dormir ces vaisseaux Dont l'humeur est vagabonde (2);...
(L'Invitation au voyage).] Elle a des« nuées cuivrées », un a encens doré de...
brume » :
« Les soleils couchants Revêtent les champs Les canaux, la ville entière, D'hyacinthe et d'or; Le monde s'endortDans une chaude lumière » (Baudelaire, id.).
(1) Allusion à deux tableaux de Rembrandt.
(2) C'est nous qui soulignons.
C'est donc un pays ambigu, prison peuplée de songes, où les gens font des affaires, certes, mais sont aussicapables de rêves; rêves obtenus par le « genièvre », les cafés des grands ports où se pressent les matelots envirées « dans cette brume de néon [...] qui descend des enseignes rouges et vertes »; le fait même qu'elle soitconstruite sur l'eau et nantie de tants de ports, par lesquels on part « à des milliers de kilomètres, vers Java, l'îlelointaine », — ou du moins qu'on rêve d'y partir — fait de la Hollande une contrée propice aux désirs dedépaysement exotique.
« Songe » et « fumée », rêves et « nuées », « encens » et paradis artificiels en font un pays où tout s'atténue,disparaît dans un brouillard, celui de la brume naturelle à une région où « les soleils [sont] mouillés » et les « ciels brouillés », ces ciels à la Ruysdaël, où l'on entrevoit toujours du bleu et quelques rayons à travers des nuages.
« Dans ce pays " à la frontière entre le mensonge et la vérité " (Rey), Clamence a rejoint la pire image qu'il sefaisait de lui-même, », l'exil le plus terrible de tous ceux que Camus voulait présenter dans son recueil de nouvellesL'Exil et le Royaume, dont La Chute devait être originellement une nouvelle et qu'il développa tant qu'elle devint unroman indépendant.
Mais il y sent parfois une promesse d'innocence retrouvée, un signe éphémère de « pureté, fugitive, avant la bouedu lendemain », dit Clamence en regardant la neige, dans cet « enfer mou » du Zuyderzee.
NOTER également que le style de Camus dans La Chute diffère assez sensiblement, souvent, de celui des romansplus connus du grand public, L'Étranger ou La Peste, par exemple.
Cette présentation de la Hollande aux teintes dorées, riches en harmoniques « par lesquelles Clamence se consolede la lumière perdue « (Rey), est lyrique et flamboyante, surchargée de symboles et d'allusions.
Phrases souples,pompeuses comme la civilisation artificielle qu'elles évoquent, si différentes de ce style net, sans bavures, dépouilléde coordination, à la syntaxe élémentaire de beaucoup de passages de L'Étranger..
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