Voltaire, Traité sur la Tolérance - Chapitre XXIII : « Prière à Dieu »
Publié le 26/05/2010
Extrait du document
«
dans ce texte un phrasé propre à l'éloquence religieuse.
— La ferveur du ton soutient cette éloquence.
C'est un ton de supplication et d'espérance, marqué par lesimpératifs et les subjonctifs (« Fais que nous nous aidions », « que ces erreurs ne fassent point », « que toutes cespetites nuances [...] ne soient pas », « Puissent tous les hommes », « employons l'instant de notre existence »).Une mention particulière doit être accordée au tutoiement.
Il ne s'agit pas du tout, en effet, d'un indice defamiliarité.
Le tutoiement de Dieu a classiquement une valeur solennelle, soulignée par l'anaphore (« à toi toi qui toidont »).
La créature tutoie son Dieu dans une attitude de soumission dans un face à face direct.
Ce « Tu » marquela Présence absolue de la personne divine.
Complémentairement, le « je » s'efface.
Voltaire ne dit « je » qu'à lapremière ligne, lorsqu'il s'adresse encore aux hommes.
Ensuite, il dira « nous ».
Le tutoiement de Dieu durera jusqu'àla fin du texte (douze occurrences au total), marquant la présence constante du Créateur auquel cette prière necesse pas de s'adresser, du moins formellement...Pourquoi Voltaire choisit-il la forme d'une prière à Dieu pour exhorter les lecteurs à la tolérance? C'est la question àlaquelle il faut naturellement répondre, une fois l'analyse de celle-ci opérée.
On peut en donner trois raisons :— D'une part, il y a sans doute au fond de Voltaire une part de ferveur ou d'émotion qui s'exprime ici, même s'il estdifficile de dire si elle s'adresse à Dieu même, ou aux hommes de bonne volonté.— D'autre part, on ne doit pas minimiser le fait que la forme religieuse de ce langage le rend difficile à contester : encoulant son procès de l'intolérance dans la rhétorique d'une prière, Voltaire peut plus facilement entraîner le lecteurcroyant.— Enfin, n'oublions pas que Voltaire combat l'intolérance religieuse : Dieu est au centre du débat.
C'est à lui de diresi le fanatisme est tolérable, c'est à lui de condamner ceux qui se battent en son nom pour des motifs ridicules :c'est donc à lui qu'il est légitime de s'adresser, pourdemander à sa puissance et à sa bonté de faire cesser les luttes fratricides entre chrétiens (catholiques etprotestants) qui se réclament les uns et les autres de la religion de l'amour...Mais naturellement, cette « prière » n'est qu'un premier aspect de l'argument.
L'image que Voltaire va nous donnerdu Créateur, la conception qu'il se fait de l'homme, vont à leur tour servir le plaidoyer en faveur de la tolérance.
LA CONCEPTION DE DIEU ET DE LA NATURE HUMAINE
Dès les premières lignes du texte, Voltaire oppose l'infinité de Dieu (dans toutes ses dimensions) à la petitesse del'homme, selon une antithèse classique, mais radicale.• L'image de Dieu, d'abord.
Il s'agit d'un Etre suprême et plutôt neutre : le « Dieu de tous les êtres, de tous lesmondes, et de tous les temps » semble trop universel pour réellement prêter une attention particulière aux «faiblescréatures » contemporaines de l'écrivain Voltaire.
Ce Dieu, certes, a « tout donné », et le texte conclut en parlantde sa « bonté ».
Mais il a surtout édicté des décrets « immuables comme éternels » (Voltaire parlera ailleurs d'un«grand Horloger »), et quant à la réalité de ses dons, si l'on en juge d'après ce texte, elle n'est guèreenthousiasmante : « un coeur », « des mains », « l'instant de notre existence », et « le fardeau d'une vie pénible etpassagère ».
Ce Dieu froid, si éloigné des hommes, peut-il et veut-il vraiment intervenir en faveur de la fraternitéhumaine ? Mérite-t-il d'être béni « en mille langages divers »? Ce Dieu absolu est un Dieu déduit par la raison et nonsenti par le coeur, et la puissance écrasante et quasi indifférente que Voltaire lui prête fait douter a priori de l'utilitéde le prier.
• L'image de l'homme, corollairement, paraît pitoyable, et même méprisable.
Des créatures minuscules, « perduesdans l'immensité », « imperceptibles au reste de l'univers » (Dieu pourrait-il regarder en pitié ce qu'il ne perçoitmême pas?).
Des créatures qui se haïssent et s'égorgent, ou du moins ont tendance à le faire, et ceci, à caused'erreurs « attachées à [leur] nature »: mais qui donc est responsable de cette « nature » humaine ? Des créaturesdont toutes les productions et manifestations sont médiocres ou négatives : «débiles corps », « langagesinsuffisants », « rages ridicules », « lois imparfaites », « opinions insensées », voilà les caractères de la conditionhumaine ! Ces créatures si peu aidées par le destin, en outre, passent leur temps à s'entredéchirer : « les guerressont inévitables ».
Que peut-on donc en attendre ? Et les hommes sont-ils vraiment responsables de toutes cesfaiblesses et incapacités qui semblent leur venir de leur nature, laquelle leur a été donnée par Dieu ?A quoi Voltaire veut-il en venir, en dressant ce tableau contrasté de Dieu et des hommes? A-t-il vraimentconscience des deux énormes contradictions qui se dégagent de son discours :— contradiction entre la ferveur apparente de sa prière et l'inaccessibilité d'un Dieu écrasant, comme nous l'avonsvu;— contradiction entre l'appel final qu'il semble adresser à l'humanité et l'image d'une nature humaine intrinsèquementmauvaise.Pour comprendre ces contradictions, nous devons nous rappeler que ce texte est un réquisitoire contre l'intolérance.Voltaire n'est pas dupe de ses exagérations.
Voici les raisons pour lesquelles il force sa pensée :— En ce qui concerne l'évocation de Dieu, il est vrai que Voltaire ne croit guère en un Dieu personnel et proche del'homme.
Mais s'il éloigne à ce point la créature de son Créateur, c'est qu'il sait combien les hommes ont tendance àse saisir de Dieu pour le mobiliser dans le camp de telle ou telle religion.
Il sait combien les hommes rabaissent ladivinité et s'en servent pour justifier leurs passions et leurs désaccords : « Si Dieu nous a faits à son image, nous lelui avons bien rendu » écrit par ailleurs Voltaire dans Le Sottisier (1732).
En rendant Dieu inaccessible aux hommes,Voltaire discrédite toutes les religions particulières qui prétendent, dogmatiquement, connaître le Vrai Dieu etl'imposer aux autres.
Si Dieu est hors de portée de l'homme, aucune intolérance religieuse n'a plus de sens.— En ce qui concerne l'image de la nature humaine, corollairement, il est sans doute vrai que Voltaire estpessimiste.
Mais s'il exagère à ce point les tares de la nature humaine, là encore, c'est pour ruiner les prétentions del'homme à prendre des différences pour des supériorités.
Voltaire ne croit sans doute pas que tous nos usages.
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