Voltaire, Candide, chapitre XIX, [extrait], 1759. Commentaire
Publié le 30/05/2011
Extrait du document
Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? – J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. – Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? – Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main1 ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe2 : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons3 sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. « Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains4. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. – Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. – Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. – Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal « ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam5. Voltaire, Candide, chap XIX, [extrait].
I) Les ressorts dramatiques d’un récit vivant
A) Un récit intégrant des éléments qui permettent au lecteur de « voir « la scène – La scène se déroule à Surinam, capitale de la Guyane hollandaise où on exploitait des esclaves pour des cultures tropicales : une atmosphère exotique est instaurée avec l’évocation d’éléments comme « les perroquets « l.14, « dix écus patagons « l.10… – Il y a recours à différents niveaux d’énonciation : Au début : un récit à la 3ème pers., au passé simple et à l’imparfait avec une présentation rapide de la rencontre.
«
– Candide ressent de la pitié pour l’esclave et le plaint (« Mon ami » l.4 : il se place en situation d’écoute).
Laponctuation trahit les sentiments du personnage : les points d’interrogation montrent que Candide s'interroge.– Les verbes de parole utilisés montre une évolution : on passe de « dire » l.4 à « s’écrier » l.18.
Le narrateur ditensuite « son nègre » l.22.
Candide est particulièrement touché, bouleversé intérieurement (« versait des larmes, enpleurant », on passe de « état horrible » l.4 à « abomination » l.18).– Voltaire fait parler l’esclave et montre que c’est un homme capable de raisonner.
Le nègre s’élève au-dessus deson cas particulier : il se fait le porte parole de tous les esclaves (alternance du je et du nous).
C) Un décalage entre la neutralité du ton et le caractère inacceptable de ce qui est formulé
– Il y a un simple constat de la situation du nègre : les observations sont données de manière relativementimpersonnelle par le narrateur : tout est mis sur le même plan.
Le narrateur semble neutre, ne prend pas parti.– Les jugements restent implicites, c’est au lecteur de tirer ses propres opinions.– L’esclave n’a pas de haine, de mépris, d’indignation : il ne veut plus se révolter après ce qu'il lui est arrivé.– Il se caractérise par une résignation passive : il n’y a aucune recherche d'arguments (utilisation de phrasesaffirmatives simples : « J'attend mon maître » l.5 (soumission), « je me suis trouvé dans les deux cas » l.9 (simpleconstat, sans connotations, ni commentaire), « c’est l’usage » l.7 (référence à une codification établie).– Il explique qu'il est maltraité sans donner aucune émotion mais cela semble normal, légal : il accepte son sort.– Il ne dramatise jamais et reste sobre, l’expression « nos seigneurs les blancs » l.12 est un indice de soumission.– Il minimise même la souffrance : « je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne » l.13(forme d'autodérision, il se moque de lui-même mais il ne se plaint pas).
II) Une dénonciation efficace de l’esclavageA) Une critique de la société esclavagiste
1.
L’esclavage : un traitement dégradant qui nie la personne humaine (une triple mutilation)– Une mutilation physique : Double amputation.– Une mutilation sociale : privation d’identité, de statut social, propriété de Vanderdendur, il n’a pas de nom, il parlela langue de son maître.– Une mutilation intellectuelle et culturelle : Déshumanisation des esclaves (voir l’accumulation l.13-14 « Les chiens,les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous » qui compare leur situation à celle desanimaux (les chiens connotent la fidélité, l’obéissance ; les singes, le mimétisme gestuel ; les perroquets, lemimétisme verbal).
L’action de convertir apparaît ici comme déposséder une personne de ses racines culturelles etreligieuses.
2.
L’esclavage : un système économique brutal et cynique– Il y a allusion au commerce triangulaire : son organisation (référence à la famille, aux tractations financières, auxpromesses de bonheur, d’honneur et de fortune), son but (le commerce du sucre en Europe).– Il y a également allusion au Code Noir de Colbert de 1685 qui réglemente la vie des esclaves et les châtimentsimposés: « c’est l’usage » l.7 (acceptation par tous d’une anomalie monstrueuse).– L’esclave est la propriété d'un autre homme : un parallélisme entre un accident de travail et un délit est établi,quelle que soit la faute commise, l’esclave subit le même sort (système brutal, cruel).
Voltaire veut faire culpabiliserle lecteur.– On peut relever un raccourci ironique l.9-10 : « c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe » (décalage,disproportion (cause / effet) entre les mutilations et la gourmandise).– Le nom du maître est évocateur : patronyme à double sens (Van düren, libraire hollandais, avec lequel Voltaires'est accroché et « Vendeur à la dent dure » souligne le caractère cruel du négociant avec l’allitération concernantles dentales).
Il y a également usage de l’ironie avec le terme « fameux » l.5 (l’est-il par ses qualités commercialesou par sa cruauté ?)– Les tractations financières mettant en cause la mère même de l’esclave montrent la dénaturation des liensfamiliaux (l’argent facilite la corruption) : la mère devient pourvoyeuse d’esclaves, vend son propre fils.
Dans lediscours de la mère, il y a inversion des valeurs : l’esclavage devient promesse de bonheur, d’honneur, de fortune.Un paradoxe apparaît alors : il y a contradiction entre les idées des parents et le traitement du nègre.
Les parentsencouragent leurs enfants à servir les blancs car ils ne sont pas au courant de ce que va leur arriver, de la barbariedu système : ils ont été sans doute convaincu d’un avenir heureux.
B) Une satire de la religion cautionnant l’esclavage– L’église complice entretien le système, accepte et justifie l’esclavage (elle oblige en plus les esclaves à seconvertir).– Le champ lexical de l’église est fortement présent : Voltaire met en valeur les contradictions entre les fondementsde la religion et le traitement des noirs.
Il y a une incohérence hypocrite des colonisateurs qui convertissent lesesclaves donc les considèrent comme des hommes (« nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs » l.15)mais qui les vendent comme des bêtes (comparaison avec les animaux l.13-14).– Le parallélisme ironique effectué entre « bénis nos fétiches » l.11 et « les fétiches hollandais » l.14 permet deramener la religion au fétichisme, à la superstition :En Guinée : l’adoration des fétiches engendre la passivité qui fait accepter la loi du plus fort comme un ordre divinauquel il faut se soumettre.A Surinam : la parole biblique est une illusion consolatrice, détourne les esclaves de la révolte en les berçant d’uneégalité chimérique..
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