Victor Hugo, Notre-Dame de Paris: Vous ferez de ce texte un commentaire composé, que vous organiserez à votre gré. Vous pourrez montrer, par exemple, comment, dans un portrait fondé sur l'esthétique de la laideur, le narrateur fait de Quasimodo un monstre sublime.
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
C'était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en 5 ce moment au trou de la rosace. Après toutes ces figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s'étaient succédé à cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s'était construit dans les imaginations exaltées par l'orgie, il ne fallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d'éblouir l'assemblée. Maître Coppenole lui-même applaudit ; et Clopin Trouillefou, qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensité de laideur son visage pouvait atteindre, s'avoua vaincu. Nous ferons de même. Nous n'essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez tétraèdre, de cette bouche en fer à cheval, de ce petit oeil gauche obstrué d'un sourcil roux en broussailles tandis que 15 l'oeil droit disparaissait entièrement sous une énorme verrue, de ces dents désordonnées, ébréchées çà et là, comme les créneaux d'une forteresse, de cette lèvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiétait comme la défense d'un éléphant, de ce menton fourchu, et surtout de la physionomie répandue sur tout cela, de ce mélange de malice, d'étonne- 20 ment et de tristesse. Qu'on rêve, si l'on peut, cet ensemble. L'acclamation fut unanime. On se précipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c'est alors que la surprise et l'admiration furent à leur comble. La grimace était son visage.
(Le 6 janvier 1482, le peuple de Paris assiste à un concours de grimaces qui permettra d'élire le pape des fous ; chaque concurrent exhibe son visage grimaçant au travers d'une rosace à la vitre brisée. Un dernier candidat se présente dont on apprendra par la suite qu'il est Quasimodo.)
Une esthétique de la surprise L'art du paradoxe. Des alliances de mots. De la prétérition. Participation du lecteur. L'art du portrait Les laideurs de convention. L'organisation de la description. Adjectifs et comparaisons. Le monstre est humain Animal, minéral ou humain ? La présence d'une âme. Beauté des laids.
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«beauté» a été confisquée par les «autres», même si, comme «Maître Coppenole», certains ont fait le voyage deGand à Paris, de la bourgeoisie au «quart monde», du beau au laid, pour s'encanailler.
Plus tard dans le récit,«l'acclamation fut unanime» : on a voté pour le meilleur ; on a élu un «pape», mais retournement là encore, «lebienheureux pape» est celui «des fous».
Ce peuple, comme l'autre, a son pape que l'on désigne par ses «suffrages»,que l' on acclame, que l'on sort d'une «chapelle», que l'on mène en «triomphe» : chaque chose sublime a ainsi sonenvers, grotesque.
Hugo, par ce biais, au-delà du temps et par-delà les conventions de son siècle, retrouve l'espritmédiéval, ce Moyen Âge gothique ardemment décrié, porteur de toutes les démesures, amoureux de grotesque, decarnaval, de fête des fous et de rituels de défoulements collectifs, où l'espace d'un moment les valeurs sontinversées...Ainsi une nouvelle esthétique peut s'instaurer où beau et laid, en soi, n'auront plus guère d'importance, ni de sens :c'est «cet idéal du grotesque» dont parle le romancier et que semblent tant priser les gens ici présents.
Lesalliances de mots, les oxymores toujours, continuent de s'accumuler à dessein : l'idéal s'associe avec son apparentcontraire : le grotesque, manière de détruire le cliché de l'idéal sublime, ce dernier adjectif servant, lui, à qualifier la«grimace» du personnage encore anonyme...
(alors que, bien entendu, dans le catalogue des idées toutes faites etdes images «incontournables» du siècle, la grimace serait grotesque...).
Le procédé est à peu près le même lorsqu'àl'exaltation se trouve associée «l'orgie» : les «imaginations exaltées» évoquent une élévation que le mot «orgies»avec sa brutale crudité vient briser.
Même la lumière — «rayonnait» au début, «éblouir» un peu plus tard — paraîtdéboussolée tant elle se met au service exclusif de sa majesté la «grimace» qui n'est, au demeurant, que l'envers duvisage : une façon travaillée de le rendre le plus hideux, le plus ridicule possible, de métamorphoser en laid le beau,envers du maquillage si l'on veut, autre forme du masque.
Devant le spectacle grimaçant, les plus forts, «MaîtreCoppenole», «Clopin Trouillefou» dont le nom est à lui seul un manifeste esthétique avec son prénom dérisoire quiappelle une suite obligatoire (clopin-clopant) et une infirmité et le patronyme à la vulgarité hautaine et signifiante(le fou qui engendre la trouille ? ou qui en crève ? ou qui la fout aux autres ?) de peur et de laideur...
— les plusforts donc reconnaissent leur défaite : l'un «applaudit», l'autre «s'avoua vaincu».
Même «Dieu» est convoqué par lelangage pour être pris à témoin.
Mais c'est par le narrateur, fasciné.Fasciné par sa propre création, le romancier prend à témoin ce Dieu qui permet, par une hyperbole, de rendre plushideuse la laideur de Trouillefou.
Mais à côté de celle du dernier candidat, elle n'est rien.
Comment surenchérir ?Hugo, lui aussi, s'avouera-t-il «vaincu»? On le pourrait croire un instant : «Nous ferons de même.» Ici l'auteur lui-même entre en scène, il est là, en 1482, à Paris, il regarde.
Le «nous» de majesté ne nous trompe pas : c'est un«je» déguisé.
«Nous n'essaierons pas de donner une idée au lecteur...» surenchérit l'auteur, avouant semble-t-il sadéfaite d'écrivain, et introduisant ainsi le deuxième comparse du livre : «le lecteur» (chacun d'entre nous prisindividuelle-ment : le singulier permet une meilleure «interpellation»).
Tout le monde est convoqué, maintenant, pourregarder le spectacle et y partici-per : l'écrivain, impuissant, le lecteur, alerté par le «bateleur».Mais c'est pour bien vite apprendre, une fois piquée la curiosité, qu'il ne s'agissait que d'une clause de style (uneprétérition pour être précis) : la preuve en est fournie par le long passage qui suit où Hugo tente (malgré ce qu'il endit) de nous décrire «la grimace».
Une fois ce travail effectué, reste l'appel (curieux : on attendait un cauchemar)au «rêve» : pour cela, lecteur et auteur réunis, Hugo écrit «on» comme si les uns et les autres, fascinés, nousregardions de la même façon les choses, conduits par le romancier à partager cette esthétique nouvelle qui elleaussi sait faire voyager et rêver.
Plus étrange encore, par la reprise du même pronom («on se précipita») auparagraphe suivant, désignant pourtant les personnages de fiction, Hugo provoque un inquiétant sentiment detrouble : serions-nous cette foule avide de grotesque ? Ainsi l'auteur nous conduit-il, peu à peu, à partager sapropre vision du monde.
Mais cette vision ne se contente pas de s'appuyer sur des notions abstraites, des adjectifs,«grotesque» et «sublime», elle nous fait voir, en un étonnant portrait, une horrible face grimaçante.Avant cette «grimace sublime» et «merveilleuse», le spectacle n'a certes pas manqué de charme : ce fut un défiléde «figures», mais aucune de celles qui «s'étaient succédé à cette lucarne» n'est parvenue à «réaliser cet idéal dugrotesque» : il y a en effet un décalage entre les aspirations du public, «les imaginations exaltées» et la réalité.
Lepublic, exacerbé «par l'orgie», est un public exigeant qui ne saurait se satisfaire de ce défilé de «figures pentagones,hexagones et hétéroclites».
Tout ici semble trop géométrique — «pentagones, hexagones» — avec dans ladémesure on ne sait quoi de régulier, qui coupe la surprise.
La rime intérieure («gones»), l'aspect technique duvocabulaire rendent compte d'une certaine monotonie.
On évoquerait même, dans cette laideur de convention, labanalité, l'académisme...
«Hétéroclites», qui plus est, est un mot vaguement péjoratif, comme si, voulu ou non, legrand art — qu'il soit sur le laid ou sur le beau fondé — nécessitait unité et harmonie...
Tout cela est barbare dansles sonorités, mais sans grandeur.
D'ailleurs on en reste là dans la description.Par contraste, l'apparition suivante coupe le souffle, d'abord des spectateurs de la fiction dont émergent par leursnoms : maître Coppenole et Clopin Trouillefou, experts en laideurs grimacières, hommes de l'art condamnés àreconnaître par leurs applaudissements et leur comportement, la supériorité du nouveau venu.
Plus tard, nousl'avons vu, l'écrivain lui-même semble rendre les armes, mais c'était un piège pour annoncer, malgré tout, unedescription en bonne et due forme qui s'articule exclusivement sur le visage, par simple souci de réalisme et devraisemblance puisque seule apparaît la face du concurrent dans ce «trou de la rosace» qui devient en quelquesorte le cadre dans lequel va s'épanouir le portrait du héros.
La description commence par le «nez» («ce nez»puisque désormais le grimacier est devant nous, comme en une hallucination), puis évoque la «bouche» et les yeux(ou plus exactement «l'oeil gauche» d'abord, «l'oeil droit» ensuite), le «sourcil», les «dents», la «lèvre», le «menton»enfin, avant de conclure par des considérations générales sur la «physionomie».
On remarquera que la descriptionprend la forme d'une spirale : en effet, elle commence par le centre (du visage et du cercle) et est constituée d'uneseule et unique phrase (comme un dessin fait d'un seul tracé de main) où s'enchaîne toute une série de présentatifsdémonstratifs («ce», «ces») : le nez d'abord, avant de descendre vers la bouche et de remonter vers les yeux puisc'est une nouvelle descente vers les dents et le menton, qui éloigne de plus en plus du point de départ...Mouvement circulaire qui produit on ne sait quel vertige : la tête vous tourne en regardant cela...
(si le visage estdissymétrique, le portrait, lui, est très ordonné malgré les apparences)..
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