Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (2e partie, livre IV, chapitre 2).
Publié le 18/10/2010
Extrait du document
La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante, ou contondante, pas d'ailerons tranchants, pas d'ailerons onglés, pas d'épines, pas d'épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu'est-ce donc que la pieuvre ? C'est la ventouse [...]. Une forme grisâtre oscille dans l'eau, c'est gros comme le bras et long d'une demi-aune environ ; c'est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n'aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement autour d'une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c'est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds environ de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L'hydre harponne l'homme. Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre et la noue de ses longues bandes. En-dessous, elle est jaunâtre, en-dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l'eau. Elle est arachnéide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c'est mou. Ses noeuds garrottent, son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C'est de la maladie arrangée en monstruosité.
Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer (2e partie, livre IV, chapitre 2).
1. Aune : mesure de longueur, valant environ 1,20 m. 2. Pied : mesure de longueur, valant environ 30,5 cm. 3. Hydre : monstre mythologique à plusieurs têtes. 4. Arachnéide par la forme : qui a la forme d'une araignée.
• Vous ferez de cet extrait de roman un commentaire composé que vous organiserez à votre gré, sans séparer l'étude du fond de celle de la forme. Vous pourriez, par exemple, étudier comment l'imagination métamorphose la réalité et fait naître l'épouvante.
I. La description de la pieuvre :
- un portrait « en négatif « ;
- approximations, comparaisons et précisions ;
- formes et couleurs.
II. L'art des métamorphoses :
- un monstre mou ;
- en forme de parapluie qui s'ouvre ;
- doué de mouvements agressifs.
III. Le combat entre l'homme et la bête :
- variations sur l'épouvante ;
- ce que représente la bête ;
- « l'hydre harponne l'homme « : symbole.
«
l'observateur du poulpe.
D'autre part, le mot « ventouse » évoque aussi, par synecdoque, la pieuvre elle-même dontles tentacules sont composés d'une multitude de ces ventouses (comme la sangsue utilisée longtemps par lesmédecins).
En réalité, donc, cette pieuvre ne semble pas être un animal, mais une chose, « une forme grisâtre », que l'on nepeut même pas désigner par un pronom personnel : « c'est gros comme le bras », « c'est un chiffon », mais par undémonstratif, une tournure impersonnelle : « cela se jette sur vous ».
Les comparaisons, multiples, renvoient la pieuvre à l'univers des choses : un « chiffon » ou un « parapluie fermé qui n'aurait pas de manche » ou encore une «loque » ou une « sorte de roue », une fois qu'elle est ouverte.
Mais tout cela, ce ne sont que des approximations,comme si le texte avouait l'impossibilité de décrire l'indescriptible : c'est gros « comme », cela « ressemble » à, «c'est une sorte de...
» ou « on dirait », « rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance...
» (remarquons l'emploides conditionnels) tant elle ne fait penser à rien de connu.
Pire encore, si elle évoque un animal, ce sont desanimaux soit fabuleux comme « l'hydre », soit des insectes qui inspirent le dégoût, avec sa forme « arachnéide » ouune certaine inquiétude comme ce « caméléon » aux formes étranges et aux « colorations » changeantes quipeuvent paraître surnaturelles, extraordinaires au sens premier du terme.
Néanmoins, l'écrivain fournit quelquesindications précises qui concernent exclusivement les mesures : « c'est gros comme le bras », c'est « long d'unedemi-aune environ », tandis que « déployée, elle a quatre ou cinq pieds environ de diamètre », soit un mètrecinquante au
mieux, ce qui n'a rien d'épouvantable en soi, comparé à la terreur que semble inspirer la chose.
Ailleurs, dans le texte, Hugo tente de décrire la couleur de cette chose : « une forme grisâtre », « en dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ».
Elle est sans haut ni bas bien définis.
En outre, les mots utilisés, très péjoratifs (le suffixe « âtre » appliqué aux couleurs a rarement une connotation positive, or il y a dans le texte deux adjectifs de ce type), ramènent la bête à des matières « terreuses » ou à la « poussière » ou à la « cendre ».
Cetteterre, cette poussière, cette cendre, qui sont paradoxalement utilisées pour une bête aquatique, évoquentsourdement la mort, la destruction.
Même sa couleur, quand elle est « irritée », « violette », fait penser à on ne saitquel sinistre accès d'apoplexie qui ne saurait entraîner que la mort par étouffement.
Quant à sa consistance — «chose épouvantable, c'est mou » —, elle est ce qu'il y a de pire dans l'ordre des sensations : non une mollessedouillette, mais l'ignoble mollesse des choses flasques et visqueuses.
On ne s'étonnera plus, dès lors, de lacomparaison finale : « Elle a un aspect de scorbut et de gangrène » qui transforme la pieuvre en sombre allégorie dela maladie.
En réalité, le texte se présente comme une description allégorique, du début à la fin.
La pieuvre représente lemonstre inconnu qui terrasse sournoisement, en quelque sorte, faute d'opposer aux hommes une résistance ou uneagressivité qui appartiennent au registre du monde connu.
La pieuvre, c'est l'inconnu, la « monstruosité », mot surlequel Hugo achève l'extrait.
En quoi est-ce un monstre ? La pieuvre est composée d'une multitude d'élémentsdisparates : c'est ce qui fait son caractère hors du commun Le premier paragraphe, très habile, fonctionne un peucomme la figure de style nommée prétérition.
En insistant sur les néga-tions, donc sur l'absence, l'écrivain nous faitnéanmoins voir ce que la pieuvre n'est pas.
Mais l'imagination du lecteur s'en forge une image terrifiante oùs'accumulent, malgré toutes les dénégations apparentes : « cuirasse, corne, dard, pince, ailerons tranchants etonglés, épines, épées, virus, venin, griffes, becs, dents...
», pour composer un animal fabuleux qui est tout cela à lafois, ou pire que cela : oiseau rapace, poisson, fauve, tout en n'étant rien.
L'ordre des mots, d'ailleurs, n'est pas lefruit du hasard : Hugo joue sur toutes les peurs secrètes du lecteur : la guerre avec la « cuirasse » et « l'épée »,les insectes avec le « dard », le serpent avec le « venin », la maladie avec le « virus », et tout ce qui fait souffrir :« décharge électrique » et ce, de toutes les manières possibles :
« prenante », « contondante » ou « tranchants » étant l'énumération des différentes façons d'être agressé etblessé.
Hugo joue aussi sur les mots (« épine », « épée », provoquent une sorte de poronomase ; « virus », « venin» forment une allitération).
La forme négative modifie si peu l'effet produit (on voit tout ce qui n'est pas car le mot,lui, est écrit) que Victor Hugo peut affirmer qu'elle est, cette bête, « la plus formidablement armée » de toutes.
Enmême temps, et très habilement, l'auteur joue sur la peur la plus terrible, la répulsion la plus profonde : peur del'inconnu et du visqueux (dont beaucoup plus tard, et beaucoup moins bien, jouera un film comme Alien).
Le propre du « mou » et du visqueux, c'est de ne pas avoir de forme fixe et, donc, de se prêter à toutes lesmétamorphoses.
La pieuvre ne fait pas exception, et l'on peut suivre pas à pas toutes ses transformations.
Aucunde ces états successifs n'est horrible en soi ; ce qui crée l'horreur, c'est la succession même de tout cela.
Quoi deplus innocent, a priori, qu'une forme « grisâtre » ou qu'un « bras » ou qu'« un chiffon », « un parapluie fermé » sans « manche », une « loque » ? Certes, ce n'est pas très « ragoûtant », mais rien de plus.
Ce qui crée l'épouvante,c'est, naturellement, le passage de l'un à l'autre, et le sentiment que ce « chiffon », cette « loque » ont une vie —qui plus est agressive.
Par ailleurs, la bête elle-même, pas seulement le regard du poète, connaît des phasesdiverses, et se métamorphose : « soudain, elle s'ouvre », « huit rayons s'écartent ».
Le paradoxe est là : c'est aumoment où la bête ressemble le plus à quelque chose de connu qu'elle inspire la peur la plus haute : quand apparaît« une face qui a deux yeux ».
Métamorphose finale : le « chiffon » et le « parapluie », la « loque » sont vivants.
«Ces rayons vivent.
» Le « parapluie fermé » s'est « brusquement » ouvert pour se déployer, comme une fleurmonstrueuse.
« Épanouissement effroyable » les deux mots forment un peu oxymore tant l'épanouissement inspiredes sentiments positifs, tant l'adjectif « effroyable » évoque exactement l'inverse.
La chose est, en outre, dotée de mouvements : « elle oscille dans l'eau », elle « avance », elle « s'ouvre », « huit.
»
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