V. Hugo reproche à la tragédie de ne montrer en scène que « les coudes de l'action ». Les mains sont en coulisse. Pourquoi raconter plutôt que faire voir ?
Publié le 18/02/2011
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Les critiques adressées par V. Hugo, dans la Préface de Cromwell (1827), à la tragédie classique n'ont pas été trouvées par le jeune chef d'école, alors âgé de vingt-cinq ans ; il a eu le mérite de rassembler des griefs que dénoncent, dès le XVIIIe siècle, Diderot, Voltaire, Beaumarchais; les devanciers du drame romantique réclament, inspirés par Shakespeare, plus tard par le théâtre allemand, des sujets plus vraisemblables, plus de vérité dans les caractères et surtout plus d'action extérieure, en un mot, plus de spectacle : « ... Tout le drame se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l'action; ses mains sont ailleurs.

«
personnage...
alors les événements qui s'agitent autour d'un tel homme ne nous frappent que par rapport à lui...
»(Guizot, Vie de Shakespeare, 1821).
Des autres règles, le romantisme s'en libère; il n'en a que faire.
II.
- LES RAISONS DES CLASSIQUES
Il est, tout d'abord, exact que le récit au théâtre se condamnerait lui-même, si l'on ne voulait le justifier que parquelque impossibilité matérielle ou technique de monter un spectacle : la scène du XVIIe siècle était envahie par lesbanquettes où s'asseyaient les spectateurs de marque et elles n'en seront délogées qu'à partir de la Sémiramis(1748) de Voltaire; l'ombre de Ninus, effrayant comme le fantôme d'Hamlet, ne put produire l'effet voulu qu'à cettecondition.
Comment aurait-on pu, sur une scène bondée de monde, faire évoluer un certain nombre de figurantspour représenter la phase d'une bataille? Il est exact aussi que les moyens techniques étaient au xvne siècle siminces que le problème du changement de décor, sur un « plancher » des plus exigus, restait sans solution pratique.Le récit se défend, en fait, pour des raisons plus logiques et plus profondes : la tragédie étant une crise, la règledes unités de temps et de lieu s'imposait d'elle-même.
La règle de la bienséance demande que l'on évite lepathétique physique et violent :
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :Les yeux en le voyant saisiraient mieux la chose;Mais il est des objets que l'art judicieuxDoit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
(Boileau, Art poétique, III, 51-54)
Tout en reconnaissant que la vue d'un spectacle émeut plus profondément que le récit qui en est fait, le classiquebannit de la scène les catastrophes trop violentes; il ne faut pas que celles-ci accaparent toute l'attention, toute lasensibilité du spectateur; il ne faut pas surtout que l'auteur séduise au moyen d'un pathétique facile en somme, d'unpathétique « au rabais ».
Le théâtre antique
D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,D'Oreste parricide exprima les alarmes...
(Id., v.
6-7)
mais il nous a légué aussi les longs récits que font les messagers et dans lesquels les foules grecques ont sudécouvrir plus d'action qu'on ne croit, la véritable « action ».
Car l'agitation purement physique, qui serait en fin decompte affaire des machinistes ou des figurants avec lesquels les personnages principaux se confondraient, feraitsans doute oublier au spectateur, par la distraction même qui vient du spectacle, l'essentiel de la tragédie.
Saurait-ilobserver toutes les intentions de l'auteur dans le jeu des nombreux acteurs? Comment pourrait-on montrer lecombat du Cid et le stratagème qu'il y exploite? Dans cette bataille contre les Maures, à la lumière de l'...
obscure clarté qui tombe des étoiles,
on ne verrait goutte.
La mort d'Hippolyte serait un beau sujet pour une caméra servie par une certaine dose detruquage, mais ne serait qu'un lamentable spectacle au théâtre.
Burrhus peint l'attitude des courtisans lors del'empoisonnement de Britannicus; nous serions occupés à regarder mourir le jeune héros; la criminelle et fausseindifférence de Néron et des siens nous échapperait.
Corneille savait bien que voir Polyeucte briser les statues dutemple serait un spectacle insupportable, comique même, en tout cas indigne d'un saint.
Le récit de Stratonice, parcontre, et la fidélité avec laquelle elle rapporte les paroles du nouveau baptisé sont les premiers rayons dont lagrâce, cet acteur invisible et partout présent, perce le cœur de Pauline; aidée de son amour, elle se déclare prête àdéfendre « son» Polyeucte.Ainsi, le vrai spectacle est dans le jeu des acteurs qui vont, viennent, s'agenouillent, lèvent le regard au ciel,implorent, blasphèment, rougissent ou pâlissent; le drame est dans l'âme, dans le retentissement du fait dans lecoeur, non dans le fait.
Le récit devient alors lui-même un drame authentique.
Le récit des aventures de Thésée,par exemple, se trouve si bien imbriqué dans l'ensemble de l'action qu'il la souligne, l'illustre, la rend sensible etémouvante : le héros préfèrerait vivre encore les aventures les plus atroces plutôt que de souffrir d'un accueil qu'ilavait souhaité joyeux et qui le déçoit et le tourmente.Le récit « n'est pas la simple narration de rhétorique, qui nous dispense d'assister à la mort de Britannicus, d'Ériphile,d'Hippolyte : il est l'épreuve infligée sous nos yeux à Agrippine, à Clytemnestre, à Thésée ».
Racine « n'a pas mis enparoles des tableaux d'histoire ou de légende : il en a fait de l'action, la véritable action, cette actionpsychologique, plus émouvante que tous les tumultes de figurants ».
(P.
MOREAU, O.
C., p.
92)..
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