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Une tragédie placée sous le signe du deuil : L'Etranger

Publié le 09/08/2014

Extrait du document

La douleur et la culpabilité qui accompagnent tout deuil ne se frayent aucun chemin jusqu'à la conscience opaque du narrateur mais, par le biais de Salamano et des sanglots étouffés qui résonnent jusqu'aux oreilles de Meursault, ils se glissent à l'intérieur du texte et y creusent comme une discrète mais pathétique profon­deur.

Nous savions déjà que L'Etranger était un récit sur lequel pesait la fatalité de la mort : le livre s'ouvre avec la disparition d'une vieille femme, il bascule autour du meurtre d'un Arabe, il s'achève à la veille de ce qui sera peut-être une exécution capitale. Nous découvrons maintenant que le texte tout entier est placé sous le signe du deuil.

A la suite de nombreux critiques, on peut recons­truire dans cette perspective toute nouvelle l'histoire de Meursault. Frappé par un chagrin si fort qu'il anesthé­sie toute forme de sensibilité, Meursault se rend à Marengo pour y enterrer sa mère. Toute disparition —et tout particulièrement celle de ses parents — en­traîne, outre le chagrin, la culpabilité : celui qui survit — par le seul fait qu'il survit — se reproche de n'avoir pas aimé assez; alors même que cela est absurde, il se sent comme responsable de ce qui a eu lieu.

Ce sentiment, notons-le, n'est pas étranger à Meur­sault. Vis-à-vis de son patron comme du directeur de l'asile ou plus tard de Salamano, le narrateur éprouve le besoin de se justifier, de rappeler qu'après tout, ce n'est pas sa faute si sa mère est morte.

Ce que les psychanalystes nomment le travail du deuil consiste à surmonter et le chagrin et la culpabilité qui naissent de la disparition d'un être aimé. On peut lire dans l'histoire de Meursault l'échec d'un individu à effectuer ce travail et l'entreprise d'autodestruction dans laquelle cet individu s'engage, incapable de sur­monter le vide qu'a laissé dans sa vie la disparition de

sa mère. Telle est du moins l'hypothèse que formulè­rent certains critiques et que l'on peut, à leur suite, présenter ainsi.

Lorsque Meursault revient de Marengo, l'insensibi­lité qu'il manifeste doit être interprétée non comme le signe d'une absence, mais comme celui d'un excès de douleur : sous le choc, à l'image de certains malades mentaux, Meursault se retire à l'intérieur de lui-même comme pour interdire au chagrin de parvenir jusqu'à lui.

L'amitié qu'il noue avec Raymond, la compassion qu'il manifeste pour Salamano et surtout la liaison qui s'établit avec Marie peuvent être interprétées comme les gestes d'un individu à la dérive, cherchant autant à se raccrocher à quelque chose que désireux de se laisser aller entièrement. Ne peut-on pas avancer que c'est la vulnérabilité psychologique dans laquelle se trouve le narrateur qui explique la déconcertante facilité et passi­vité avec laquelle il se laisse manipuler par Raymond? N'est-il pas clair, d'autre part, que Marie vient combler, au moins en partie, le vide affectif qui s'est ouvert dans l'existence de Meursault?

Certains critiques ont souligné à cet égard à quel point la relation entre les deux amants était une «rela­tion de type prénatal « : le plaisir sexuel, tel que l'éprouve Meursault, est en effet toujours décrit en des termes qui rappellent la relation primordiale de l'enfant à sa mère. Ainsi :

«Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. [...] Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre [...1 Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis. «

Sans forcer trop le texte, on peut lire dans des phra­ses telles que celles qui viennent d'être citées le signe

que Meursault cherche à rétablir à travers Marie une relation de plénitude dont la mort de sa mère vient de lui rappeler qu'elle avait été brisée.

Poursuivant dans cette même voie, il devient possible de fournir une interprétation nouvelle du geste criminel dont se rend coupable Meursault. Dans ses Réflexions sur la guillotine, Camus expliquera que tuer est souvent pour les criminels une manière de mourir :

 

« Il est probable que le désir de tuer coïncide souvent avec le désir de mourir soi-même ou de s'anéantir. L'instinct de conservation se trouve ainsi doublé, dans des proportions variables, par l'instinct de destruction. Ce dernier est le seul à pouvoir expliquer entièrement les nombreuses perversions qui, de l'alcoolisme à la drogue, mènent la personne à sa perte sans qu'elle puisse l'ignorer. L'homme désire vivre, mais il est vain d'espérer que ce désir régnera sur toutes ses actions. H désire aussi n'être rien, il veut l'irréparable, et la mort pour elle-même. Il arrive ainsi que le criminel ne désire pas seulement le crime, mais le malheur qui l'accompa­gne, même et surtout si ce malheur est démesuré. «

« Une tragédie solaire Cet ordre, on peut tout d'abord poser qu'il est celui de la tragédie.

Semblable à Œdipe et aux autres grandes figures du théâtre antique, Meursault nous apparaît comme mené par une fatalité qui confère son inflexible rigueur au récit.

Dès le début du roman, en effet, tout semble joué : le mécanisme est remonté qui conduira le héros jusqu'au crime et à sa perte.

Lorsque nous lisons la première partie du roman, tous les actes de Meursault peuvent nous paraître anodins ou dénués de véritables conséquences.

N'avoir pas pleuré aux funérailles de sa mère, avoir assisté à la projection d'un film de Fernan­ del, avoir aidé un ami à rédiger une lettre: comment l'existence d'un individu pourrait-elle se jouer sur de tels faits? Et pourtant, lorsque nous considérons rétros­ pectivement ces faits et, plus encore, lorsque nous ap­ prenons le sens qu'on peut leur donner, nous réalisons qu'il n'est pas un seul de ces gestes qui n'ait été comme un piège, tendu par le hasard, dans lequel Meursault est tombé tête baissée.

Dans le plus innocent de ses actes, nous aurions dû découvrir déjà le signe avant­ coureur de la catastrophe finale.

Dès lors, L 'Etranger n'est plus pour nous la chronique d'un fait divers; c'est déjà le récit d'une tragédie au sein de laquelle chaque scène prépare, en secret, la chute du héros.

Camus ne se refuse pas d'ailleurs à multiplier les signes à notre intention.

Dès le premier chapitre du roman, lorsque Meursault veille le cadavre de sa mère, il a «l'impression ridicule» que les vieillards de Ma­ rengo sont réunis là pour le juger.

Avant même d'avoir été réuni, c'est comme si le jury des assises siégeait déjà.

Avant même que le crime ait été commis, c'est comme si la condamnation avait été prononcée.

La conclusion du roman est déjà tout entière contenue dans sa scène inaugurale.

Pour le personnage principal, il ne saurait y avoir d'issue.. »

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