Une rencontre « intériorisée. » L'éducation sentimentale - Gustave Flaubert - Première partie, chapitre 1
Publié le 06/07/2010
Extrait du document
Le soleil dardait d’aplomb, en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de l’eau ; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu’au bord des prairies. A chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés, - et l’ennui, vaguement répandu, semblai alanguir la marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plus insignifiant encore.
A part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient des ouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants… Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ; d’autres dormaient dans les coins ; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ; - et le capitaine sur la passerelle, marchait d’un tambour à l’autre, sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
Ce fut comme une apparition.
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.
Une négresse coiffée d’un foulard, se présenta en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller ; elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle n’était pas sage quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. « Et Frédéric se réjouissait d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
- Je vous remercie monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
- Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux apparaissant dans le capot de l’escalier.
Frédéric Moreau, 18 ans, originaire de Nogent-sur-Seine, vient d’être reçu bachelier. En septembre 1840, il quitte le Havre (où il a été voir un oncle dont il espère hériter) pour rejoindre à contrecoeur sa mère, à Nogent, par le bateau qui assure la liaison entre les deux villes.
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- Je vous remercie monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
- Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux apparaissant dans le capot del'escalier.
Questions proposant des axes de lecture.
Analyse de la mise en scène .
1/ Repérez les étapes successives de la chaîne narrative en attribuant un titre à chacune d'elles.
2/ Que peut-on en conclure ?
Les éléments du coup de foudre :
1/ Repérez et analysez la phrase-pivot du texte.
Quel sens peut-on lui donner ? Quel contraste fait-elle apparaître ?
2/ Analysez la valeur et la fonction du pronom personnel « elle » (ligne 18)
3/ Le narrateur nous fait deux portraits de femme.
Lesquels ?
4/ Quels sont les deux systèmes de focalisation présents dans ce passage ? (système dominant et secondaire) Quetendent-ils à montrer ?
Le traitement du temps dans le récit .
1/ Confrontez le temps de la narration et le temps de la fiction (ligne 17 à 37) Que constatez-vous ?*.
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