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Un roman picaresque - Voyage au bout de la nuit (Céline)

Publié le 16/09/2018

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L'ESPACE

En revanche, l'espace auquel se réfère notre texte mérite réflexion. Pour Céline il n'y a point d'être sans un lieu où il existe. Les hommes, quand ils sont « réduits à eux-mêmes », sont réduits \"à rien\" (p. 331) ;rentrer en soi-même, c'est tomber dans le vide. Voyage au bout de la nuit sera donc solidement fondé sur cette constatation d'évidence : il faut « bien être quelque part » (p. 38).

 

Dans ces conditions, le plus raisonnable est de ne pas bouger : « Quand on a conquis quelques facilités pour subsister même assez chichement dans un certain endroit, à l'aide de certaines grimaces, il faut bien persévérer ou se résigner à crever comme un cobaye » (p. 357-358). Imaginons donc un instant qu'un être humain aittrouvé le moyen de survivre dans le lieu où il est. Il se barricade chez lui et refuse d'en sortir en une sorte de claustration volontaire. Cet être humain sera exceptionnellement allègre. On a reconnu la vieille Henrouille : « Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie » (p. 324). On sait aussi que lorsqu'elle se mettra à sortir, elle rencontrera Robinson et le présentera à sa bru qui la fera assassiner justement par Robinson. Il est hors de doute que l'idéal serait de demeurer en place, n'importe où.

 

La fuite

 

Toutefois, le lecteur le moins attentif sait qu'un grand mouvement de fuite emporte les personnages du Voyage : Para-pine est chassé de l'Institut Bioduret Joseph (p. 445), Bardamu s'échappe de l'Amiral Bragueton (p. 162) avant d'y être lynché, plus tard la maladie et la crainte des poursuites judiciaires le feront partir de la forêt africaine (p. 225-227). Ces fuites involontaires s'expliquent aisément. Mais il y a également des fuites volontaires, moins facilement compréhensibles : Bardamu quitte Molly et l'Amérique (p. 300) ; il disparaît de Rancy après la mort de Bébert (p. 439) ; sans parler de l'étrange évasion du D' Baryton (p. 554), ni du retour de Robinson à Paris lorsqu'il est sur le point de se marier à Toulouse (p. 559). Demeurer en un lieu fait naître une sorte de corruption, d'abord autour de soi : « A mesure qu'on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer >> (p. 349) ; ensuite l'homme lui-même se décompose : « Dès qu'une porte se referme sur un

« sui t la chronologie, selon un ordre linéaire, presque sans anti­ cip ation ni retour en arrière.

Les événements y sont groupés en aventures qui s'étendent sur un ou plusieurs chapitres : la mort du colonel , la première rencontre avec Robins on, la convalescence à Paris, le séjo ur en Afrique, etc.

L'av enture est un cour t drame qui a un commencement et une fin ; le chap itre 10 (p.

147 à 163) est exemplaire : on y trouve une exposition, la montée des haines autour de Barda mu, une gr an de scène de crise où le héros est provo qué par les offi­ ciers, le « happ y end >> et le départ du héros.

En outre, sans être confinée toujours en un lieu précis, chaque aventure est placée dans une aire nettement cernée : la Flandre, Paris, en mer sur l'Amiral Braguet on, le Togo, etc.

Le temps que Bar­ damu met pour aller d'un endroit à un autr e et les lieux qu' il traverse sont passés sous silence.

La principale de ces lacu­ nes se situe entre le séjour de Bardamu à Detroit et son arri­ vée comme médecin à la Garenne-Rancy ; elle a dans l'espace la largeur d'un océan et dans le temps la durée de plusieurs anné es.

En un mot, le temps et l'espace dans le Voyage sont discon tinus.

Il est vrai qu'à partir du cha pitre 20, p.

30 3, se dégage peu à peu une intri gue, qui est l'hi stoire de Robinson .

Mais l'effet de discontinu ité subsiste parce que nous ne savons de Robin­ son que ce qu'ap pren d par bribes Bardamu, et aussi parce que les faits et gestes de Robinson que nous pouvons con­ naître viennen t à leur place chronologique dans la suite des peines, menues ou grandes, qui surviennent au jour le jour dans la vie du narrateur.

Le récit ne cesse de dérouler une suite chaotique d'événements sans lien nécessa ire.

Cette discont inuité n'est pas sans conséq uence.

Nous avons le sentiment en lisant le Voyage que les aventures de Barda mu ne découlent jamais les unes des autres.

Quand un épisode du roman est fini, ce qui déclenche le suivant ne sau­ rait s'appeler que le hasard ; le héros n'a pas la volonté de poursuivre une fin quelconque, de la mort du colonel jusqu'à la derniè re promenade au bord de la Sei ne, au petit jour, après la mort de Robins on.

Tout reste seulement vraisemblable et plausible : un soldat a toute chance d'être blessé, et s'il est réfo rmé, pourquo i ne partira it-il pas pour l'Afrique ? D'o ù un concours de circonstances imprévisibles le chas sera vers l'A mér ique, etc.

Les événements par lesquels Robinson che­ mine vers sa mort ne restent pas moins soumis aux hasards. »

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