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Un roman phénoménologique - Voyage au bout de la nuit (Céline)

Publié le 16/09/2018

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Toutefois, c'est lorsque Bardamu sera médecin que plusieurs personnages seront explicitement présentés comme des comédiens. Tout se passe comme si, pris de vertige devant leur néant, certains humains cherchaient à paraitre, faute de pouvoir être. De là l'espèce de bonheur dont ils jouissent quand l'occasion se trouve de jouer un rôle. La mère de la jeune femme qui agonise tient « le rôle capital » (p. 331 ). La fille mère du chapitre suivant « pavoisait en fi!le mère » (p. 346). Quant à la maison où l'on a appelé Bardamu en urgence pour deux malades, la sage-femme y « mettait les deux drames en scène, au premier, au troisième, transpirante, ravie et vindicative ». Bref, « les êtres vont d'une comédie vers une autre » (p. 331 ), et il y aurait sans doute toute une étude à faire sur l'aspect théâtral des romans de Céline.

 

Si Voyage au boutdela nuit n'évoquait que de pauvres gens « réduits à eux-mêmes, c'est-à-dire à rien » (p. 331 ), le roman serait un peu court et l'on ne pourrait parler de phénoménologie. Le danger pour Céline serait alors d'opposer à ces fantoches des héros cachant derrière leurs apparences une nature vraie et profonde, pour tout dire, une âme. Céline n'est tombé qu'une fois dans ce piège. C'est bien le mot « âme » que Bardamu emploie lorsqu'il s'attribue quelques vertus exceptionnelles : « J'ai défendu mon âme jusqu'à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j'en suis certain, jamais tout à fait aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres » (p. 301 ). Le ton de ce passage tranche sur le reste de l'œuvre. Je le considère comme une intrusion surprenante de Louis-Ferdinand Destouches dans le roman, l'insertion d'un appel personnel à quelque Américaine perdue.

 

Le reste du Voyage est d'une autre facture. La tante de Bébert est un cas très intéressant. Nous pourrions d'abord la confondre avec les comédiennes dont nous parlions plus haut. « Elle ne pensait à rien. Elle parlait énormément sans jamais penser » (p. 31 0). En réalité, ces lignes préparent l'admirable page où Céline décrit la dernière entrevue de la vieille femme et de Bardamu, après la mort de Bébert (p. 440441 ). On s'aperçoit alors que le flot de paroles n'est pas une apparence tandis que dans le secret de son cœur souffrirait l'être humain véritable, accablé par le deuil. La tante ne « pense >> pas plus que d'habitude, la disparition de l'enfant ne lui a pas donné une « âme » ; elle parle et ce rabâchage est poignant et respectable comme toutes les douleurs. Bardamu

« LA PREMIÈ RE PERSO NNE DU SINGUL IER Voyage au bout de la nuit est écrit à la première personne du singulier.

Ce procédé n'est pas nécessaire dans un roman phénoménologique, mais il est commode.

A la vérité, la pre­ miè re personne suscite un dang er, c'est que le lecteur con­ fonde l'auteur et le narrateur.

Au fur et à mesure que dans notre roman l'âge du narrateur rejoint celui de l'écriv ain, nous nous figurons entendre de plus en plus la voix de Céli ne.

Quand nous lisons« mon genre » (p.

303), nous croyons qu'il s'agit du genre du D'Destouches, médecin de banlieue.

Pour­ tant il y a partout des preuves que Céline ne prend pas à son com pte les paroles et les actions de son pers onnage.

En voici un exemple : Céline a bien connu un peintre possesse ur d'un e péniche, c'est son ami Mahé ; nul ne peut imaginer que dans la scène dont nous nous entretenions plus haut (p.

503- 512) Mahé et Céline aient joué ces rôles du riche et du pauvre face à face.

L'au teur, s'il prend la parole, ne peut dire que ce qu'i l croit être la vérité, éternelle et absolue.

Le narrateur que fait parler l' auteur n'énonce que des maximes dont l'auteur suggère qu'e lles sont relatives au temps et aux cir constances où elles ont été formulées : « Tant qu'il faut aimer quelque chose, on risq ue moins avec les enfants qu'avec les hommes, on a au moins l' excuse d'espérer qu'ils seront moins carnes que nous autres plus tard » (p.

309).

Cette phrase ne proclame nulle­ ment un précepte de morale pratique, ce serait ridicule ; elle veut seulement dire que Bardamu s'aperçoit qu'il aime un gosse, Bébert, et qu'au point où il en est il s'é tonne de pou­ voir encore aimer un être humain.

Ainsi le roman emporte son lecteur au fil des états de conscience de Bardamu sans que nous puissions jamais trouver référence à des vérités qui trans­ cenderaient l'instant où nous les rencontrons dans le texte.

Le « je » et la constante présence de Bardamu placent peut­ être le héros au centre du monde connu, on ne peut cepen­ dant parler d'égocentrisme, car cette situation ne confère aucun privilège : « Moi là-dedans comme un autre » (p.

277).

C' est plutôt modestie : Barda mu ne peut savoir autre chose que ce qu'il sait au moment présent.

Et nous, lecteurs, n'en appr endrons jamais davantage.. »

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