Un Portrait de Flaubert : Félicité. FLAUBERT (Un Coeur simple)
Publié le 18/02/2012
Extrait du document
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Evêque envièrent à Madame Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, - qui n'était pas cependant une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses dont les rentes montaient à cinq mille francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.
Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Madame Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta ; - et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de « Madame «, très grande, tendue d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur « en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d'un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d'étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Econome, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, - un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d'hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.
Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, qui reçut au comice agricole d'Yonville, en Seine-Inférieure, « une médaille d'argent, du prix de vingt-cinq francs, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme «, est certainement plus connue de « nos futurs Bacheliers « que Félicité, servante de Mme Aubain, bourgeoise de Pont-l'Evêque. Une parenté morale évidente les unit, mais leur dévouement pareil s'exerce dans des milieux différents et ce n'est point superfétation que d'étudier Félicité après Catherine. Elles témoignent toutes deux en faveur de celui qui a su les observer si attentivement et les différencier si habilement.
«
1r
Aux deux extremites du portrait, nous decouvrons une synthese : Fell-
cite est une servante modele...
Faconnee par une longue « habitude », cette
« force obscure », elle est devenue une machine :
...
femme par la figureEt chose par le mouvement.
Parce qu'elle est exemplaire, et que pareille apece est assez rare en tout
temps, et déjà (taus « le bon vieux temps », it y a un siecle, les bourgeoises
de Pont-l'Eveque, en quete d'une telle «perle », l'envient a sa patronne,
Mme Aubain.
Est-ce assez « petite ville »? Peut-on concevoir notation plus exacte que ce premier trait emprunte a la plus authentique vie de pro-
vince? Car tout le monde se connait a Pont-l'Eveque, chef-lieu d'arrondisse-
ment jusqu'en 1926, qui compte aujourd'hui 2.820 habitants et n'en comp-
tait guere plus it y a un siecle.
Nous entendons d'ici l'eloge de Felicite,
voter de bouche en bouche.
« Ah! si vous saviez comme Mme Aubain est
bien servie! Elle ne le merite pourtant pas.
Ce n'est pas comme moi, qui
viens encore de changer de bonne.
J'ai renvoye l'avant-derniere parce
qu'elle ne voulait pas faire la lessive, et la derniere, dont j'etais presque
satisfaite, me quitte pour se rnarier a Honfleur...
avec un marin.
Je vous
demande un peu : avec un marin? N'etait-elle pas plus heureuse avec
nous?...
» et patati, et patata...
Suit l'etourdissante enumeration du travail accompli moyennant la haute
paye de cent francs par an.
On croit never, on se demande si Flaubert ne
nous « bourre pas le crane ».
Mais non, realiste, positiviste, it n'avance
pas un chiffre qui ne soit exact.
Ce que nous nommons maintenant « sa-
laires de famine » suffisait jadis a ces « cceurs simples » on le devouement,
mi-naturel, mi-vertueux, poussait de solides racines et etouffait tous desirs
et tous besoins.
Servitude? - Non pas.
Service!...
Felicite est bien « la
bonne a tout faire », dans une maison ou it y a beaucoup a faire.
Cuisine et ménage exigeraient, dans d'autres, deux femmes qui s'estimeraient tres
occupees.
La couture necessiterait, au moins une fois la semaine, une « femme de journee ».
Le lavage et le repassage demanderaient encore
quatre bras.
Un domestique soignerait le cheval et entretiendrait les voi-
tures, tout au plus consentirait-il a jardiner en sus.
Il serait manie, et sa
femme s'occuperait de la volaille, des vaches et du beurre.
Felicite cumule,
abat le travail d'une demi-douzaine de personnes, s'occupe de Paul et Vir-
ginie qu'elle cherit respectueusement, apres les avoir sauves de la fureur
d'un taureau, et qu'elle pleurera maternellement; elle raccommode, par-
dessus le marche, son neveu Victor, qui soutire a la tante tout ce qu'il
pent.
Et tout cela pour cent francs par an! Huit cents francs, au plus, de
notre monnaie : derision! Afin que tout tienne dans les vingt-quatre heures -y compris la messe,
a laquelle Felicite assiste chaque matin - elle se leve des l'aube, elle abrege son sommeil.
Point n'est besoin que Mme Aubain la reveille comme
jadis, au temps de La Fontaine, la vieille aux deux servantes.
Ce n'est pas
elle qui couperait la tete au coq trop matinal!...
Flaubert n'etait pas pre-
cisement ce qu'on appelle nn clerical, mais it s'est superieurement moque
des anticlericaux voltairiens, incarnes dans l'immortel M.
Homais.
Dans ce
portrait, il n'hesite pas, et cette loyaute l'honore, a reveler le secret de ce devouement desinteresse, qui, devenu machinal, n'en reste pas moins me-
Moire.
La montre n'est qu'un mecanisme, mais elle a besoin d'etre re-
montee.
1VIecanisee, Felicite demande a la force divine de tendre son ressort
interieur.
Messe du matin, rosaire du soir expliquent, en grande partie, ces
cinquante annees de fidelite deux fois meritoire : parce que quasi gratuite,
et s'adressant a une personne antipathique.
Pas de 1 temps libre », de
« jour de sortie », de « repos hebdomadaire », de « permissions de dé-
tente >>, de « vacances payees » pour la servante pontepiscopienne! Elle
travaille « jusqu'au soir sans interruption » et ce, du Jour de l'An a la
Saint Sylvestre.
La journee, si bien remplie, ne s'acheve point apres le repas du soir.
Il taut laver la vaisselle, remettre chaque chose a sa place, verrouiller la
porte pour la nuit, et « enfouir la bfiche sous les cendres ».
Mors seule-
ment le repos est permis.
Ici Flaubert egale Ronsard.
Nous nous rappelons
Aux deux extrémités du portrait, nous découvrons une synthèse : Féli
cité est une servante modèle...
Façonnée par une longue «habitude», cette « force obscure », elle est devenue une machine :
...
femme par la
figure Et chose par le mouvement
Parce qu'elle est exemplaire, et que pareille espèce est assez rare en tout
temps, et déjà dans « le bon vieux temps », il y a un siècle, les bourgeoises
de Pont-l'Evêque, en quête d'une telle « perle », l'envient à sa patronne,
Mme Aubain.
Est-ce assez «petite ville»? Peut-on concevoir notation plus
exacte que ce premier trait emprunté à la plus authentique vie de pro
vince? Car tout le monde se connaît à Pont-l'Evêque, chef-lieu d'arrondisse
ment jusqu'en 1926, qui compte aujourd'hui 2.820 habitants et n'en comp tait guère plus il y a un siècle. Nous entendons d'ici l'éloge de Félicité, voler de bouche en bouche. «Ah! si vous saviez comme Mme Aubain est bien servie! Elle ne le mérite pourtant pas.
Ce n'est pas comme moi, qui viens encore de changer de bonne. J'ai renvoyé l'avant-dernière parce
qu'elle ne voulait pas faire la lessive, et la dernière, dont j'étais presque satisfaite, me quitte pour se marier à Honfleur...
avec un marin. Je vous
demande un peu : avec un marin? N'était-elle pas plus heureuse avec nous?...» et patati, et patata...
Suit l'étourdissante énumération du travail accompli moyennant la haute
paye de cent francs par an.
On croit rêver, on se demande si Flaubert ne nous « bourre pas le crâne ». Mais non, réaliste, positiviste, il n'avance
pas un chiffre qui ne soit exact. Ce que nous nommons maintenant « sa laires de famine » suffisait jadis à ces « cœurs simples » où le dévouement, mi-naturel, mi-vertueux, poussait de solides racines et étouffait tous désirs et tous besoins.
Servitude? — Non pas. Service!... Félicité est bien «la bonne à tout faire », dans une maison où il y a beaucoup à faire.
Cuisine
et ménage exigeraient, dans d'autres, deux femmes qui s'estimeraient très
occupées.
La couture nécessiterait, au moins une fois la semaine, une
«femme de journée».
Le lavage et le repassage demanderaient encore
quatre bras. Un domestique soignerait le cheval et entretiendrait les voi tures, tout au plus consentirait-il à jardiner en sus.
Il serait marié, et sa femme s'occuperait de la volaille, des vaches et du beurre. Félicité cumule,
abat le travail d'une demi-douzaine de personnes, s'occupe de Paul et Vir ginie qu'elle chérit respectueusement, après les avoir sauvés de la fureur
d'un taureau, et qu'elle pleurera maternellement; elle raccommode, par
dessus le marché, son neveu Victor, qui soutire à la tante tout ce qu'il
peut. Et tout cela pour cent francs par an ! Huit cents francs, au plus, de notre monnaie : dérision!
Afin que tout tienne dans les vingt-quatre heures — y compris la messe, à laquelle Félicité assiste chaque matin — elle se lève dès l'aube, elle abrège son sommeil.
Point n'est besoin que Mme Aubain la réveille comme jadis, au temps de La Fontaine, la vieille aux deux servantes. Ce n'est pas elle qui couperait la tête au coq trop matinal!...
Flaubert n'était pas pré
cisément ce qu'on appelle un clérical, mais il s'est supérieurement moqué des anticléricaux voltairiens, incarnés dans l'immortel M. Homais.
Dans ce portrait, il n'hésite pas, et cette loyauté l'honore, à révéler le secret de ce
dévouement désintéressé, qui, devenu machinal, n'en reste pas moins mé ritoire. La montre n'est qu'un mécanisme, mais elle a besoin d'être re
montée.
Mécanisée, Félicité demande à la force divine de tendre son ressort intérieur. Messe du matin, rosaire du soir expliquent, en grande partie, ces cinquante années de fidélité deux fois méritoire : parce que quasi gratuite,
et s'adressant à une personne antipathique. Pas de «temps libre», de
«jour de sortie», de « repos hebdomadaire », de «permissions de dé
tente», de «vacances payées» pour la servante pontépiscopienne ! Elle travaille «jusqu'au soir sans interruption» et ce, du Jour de l'An à la Saint Sylvestre.
La journée, si bien remplie, ne s'achève point après le repas du soir.
Il faut laver la vaisselle, remettre chaque chose à sa place, verrouiller la porte pour la nuit, et «enfouir la bûche sous les cendres ». Alors seule
ment le repos est permis. Ici Flaubert égale Ronsard.
Nous nous rappelons.
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