Un poète contemporain, répondant à une enquête sur la désaffection du public à l'égard de la poésie, écrit : « Oui, nos contemporains ne lisent plus de poésie. Pour beaucoup d'entre eux, qui ne croient plus qu'à la vitesse et font de l'argent la seule valeur, cette activité mystérieuse ne signifie rien ; elle semble même inutile dans un monde que l'efficacité asservit : une forme de dilettantisme, une rêverie que mènent à l'écart ces êtres incapables de concevoir les enjeux actuels, qu
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
I. La poésie, traditionnellement moins lue
le poète rêveur
la sentimentalité
la difficulté de la forme
II. Le monde moderne exclut la poésie
- la rentabilité matérielle
- l'uniformisation
le poids de l'Histoire contemporaine
III. La nécessité de la poésie aujourd'hui
- la présence de la poésie dans le monde contemporain - la transfiguration du monde
la place de l'homme dans le monde
«
***
Les poètes, pour nos contemporains, ne participent pas au monde, car ils sont plongés « dans la rêverie qu'ilsmènent à l'écart ».
Cette image du poète isolé est classique et on la trouve par exemple chez Saint-Amant, auXVIIe siècle, dans le long poème « La Solitude » ou encore, sur le mode douloureux, dans la comparaison qui fonde «L'Albatros » de Charles Baudelaire: «Le poète est semblable au Prince des nuées...
/ Ses ailes de géant l'empêchentde marcher.
» Gérard de Nerval, dans « El Desdichado », offrait une vision semblable du poète : «Je suis leténébreux, le veuf, l'inconsolé.
» Nos contemporains qui considèrent les poètes comme des « êtres incapables deconcevoir les enjeux actuels », forment une communauté à laquelle feint aussi d'appartenir Gustave Flaubert qui n'apas manqué, dans son Dictionnaire des idées reçues, d'épingler la conception qu'on se fait souvent de ces personnages : « Poète - synonyme (noble) de nigaud (rêveur) ».
Le reproche qui est souvent adressé aux poètes est qu'ils larmoient.
La poésie élégiaque a régulièrement fait l'objetde critiques, la sentimentalité semblant trouver son expression idéale dans les vers.
Dans sa Défense et illustration de la langue française, Joachim Du Bellay attend du poète qu'il le fasse « s'indigner, apaiser, réjouir, douloir, aimer, haïr, admirer, étonner », ce qu'il résume par tenir « la bride de mes affections ».
L'affectivité tient, on le voit, uneplace prépondérante dans cet idéal de poésie et qui dit poète dit souvent un être penché sur ses seuls états d'âme,se faisant souffrir pour mieux écrire.
Henri Michaux, poète qui se défendait de l'être, note que « ce qui irrite et gênedans les poèmes, c'est [...] l'attendrissement assommant sur ses propres sentiments ».
Jean Cocteau, dans Le Secret professionnel, ironise sur cette image conventionnelle: «On a coutume de représenter la poésie comme une dame voilée, langoureuse, étendue sur un nuage.
Cette dame a une voix musicale et ne dit que des mensonges.
»
La désaffection à l'égard de la poésie tient aussi (et surtout ?) à sa difficulté de lecture, tant elle jongle avec unerhétorique
complexe.
Il existe dans l'histoire de la poésie tout un courant d'écriture qui privilégie l'obscurité de la forme.
Cettetendance renoue avec la dimension « sacrée » de la poésie, au sens étymologique du mot, c'est-à-dire ce qui est «séparé » du reste du monde.
Les rhétoriqueurs à la fin du Moyen Age, les Précieux du XVIIe siècle ou StéphaneMallarmé incarnent cette voie ; ce dernier estimait que le poème « est un mystère dont le lecteur doit chercher laclef».
La poésie imposerait donc un déchiffrement qui en exclut l'individu moyen qui voudrait la lire pour sondélassement.
Stéphane Mallarmé va même plus loin, en 1862, en donnant ce conseil aux poètes, dans un court essaiau titre ironique, L'Art pour tous : «0 poètes, vous avez toujours été orgueilleux ; soyez plus, soyez dédaigneux.
» La poésie symboliste, à la suite du mouvement de l'Art pour l'Art animé par Théophile Gautier, propose effectivementdes textes d'approche difficile, comme le sonnet «A la nue...
» de Stéphane Mallarmé.
Les surréalistes à leur touront publié des oeuvres construites sur des associations insolites à décrypter, comme celle-ci de Paul Eluard,devenue désormais classique : «La terre est bleue comme une orange.
» Roger Caillois, et d'autres avec lui (commeMarcel Proust dans son Contre l'obscurité de 1896), n'ont pas manqué de souligner le caractère systématique, donc artificiel, de cette démarche : «A force de vouloir être sublime, la poésie se libère de toute entrave et presque detoute matière » (Les Impostures de la poésie).
La poésie est ainsi un genre d'accès difficile qui n'a jamais eu les faveurs d'un public large qui lui préfère de loin lesromans.
Bien plus, aujourd'hui, rien dans le monde moderne n'est fait pour l'amateur de poésie.
***
Par ses exigences de productivité matérielle, le monde moderne exclut la poésie.
Saint-John Perse, en 1960,constatait que « la dissociation semble s'accroître entre l'oeuvre poétique et l'activité d'une société soumise auxservitudes matérielles.
Écart accepté, non recherché par le poète et qui serait le même pour le savant sans lesapplications pratiques de la science ».
C'est donc l'aspect pragmatique des sciences qui les sauve, tandis que lapoésie ne peut prétendre à Cette efficacité.
Arthur Rimbaud, dans son texte « Vertige », fait état de la révolte del'artiste dans le monde industriel naissant de la fin du XIXe siècle.
C'est que la poésie ne produit rien, au senstechnique du terme, ce qui étonnait déjà Voltaire : «On se demande comment la poésie, étant si peu nécessaire aumonde, occupe un si haut rang parmi les beaux-arts », note-t-il dans son Dictionnaire philosophique.
Traditionnellement, le poète, à la suite d'Orphée, est capable d'émouvoir les hommes, les bêtes et même la matièreinanimée.
Or, on constate que nos contemporains sont plus émus par les prouesses techniques ou par unévénement sensationnel et médiatique que par un sonnet ou par telle image fulgurante de la poésie.
Il semblerait qu'il y ait même un divorce entre la science moderne et les poètes qui ne s'en soucient guère, si l'on encroit Alfred de Musset qui affirmait en 1839, dans Le Poète déchu: «Le poète n'a jamais songé que la terre tourne autour du soleil ; il est indifférent aux affaires publiques, négligent des siennes.
» Cette inconscience de la marchede l'univers, ce refus de prendre en compte les affaires de la société et ses problèmes ne peuvent satisfaire unhomme de notre époque, qui veut être informé sans délai de tout ce qui se passe sur la planète, qui est avide deconnaissances scientifiques et techniques.
L'uniformisation de nos existences, dans la société industrielle occidentale, s'accommode mal de l'individualisme oude l'originalité des poètes.
Leurs préoccupations peuvent sembler loin des rêves de consommation de noscontemporains.
Le poète, parce qu'il refuse les conventions du langage, et qu'il renouvelle les lieux communs, vacontre la facilité que nous avons à stéréotyper notre façon de parler.
Les hommes modernes sont d'autre part.
»
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