Un paysage alpestre et sauvage Livre IV, Folio (Gallimard), pp. 227-228 - LES CONFESSIONS DE ROUSSEAU
Publié le 17/01/2022
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Le coeur me battait de joie en approchant de ma chère Maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable: voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme en approchant de Chambéry. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas-de l'Echelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chaules, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés, est qu'ils me font tourner la tête, et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter; je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus près de Chambéry j'eus un spectacle semblable, en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée, que l'eau se détache net et tombe en arcade, assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche quelquefois sans être mouillé. Mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus: car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière, et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé.
Dans le livre IV des Confessions, Rousseau raconte quelques-uns des grands voyages entrepris à pied, entre 1730 et 1731. Cette vie errante et vagabonde, mais qui lui procure des joies intenses, le conduit jusqu'à Paris où il pense retrouver Mme de Warens. Mais elle n 'est plus là. Jean-Jacques reprend le chemin de Chambéry, où sa protectrice est retournée. Après un séjour à Lyon, en route vers la Savoie, il traverse des paysages de montagne.
«
L'absence de pittoresque.
Rousseau néglige le pittoresque dans la caractérisation du décor: s'il y a précision dans lalocalisation (les noms propres de lieu singularisent le souvenir; « Chambéry» / «le Pas-de-l'Échelle» / «l'endroitappelé Chailks »), les adjectifs descriptifs sont limités et très courants ( «beau », « belle », « grand », «petite », «gros », « haut », « noirs », « bleue »; deux adjectifs un peu plus singuliers : « unie» au sens de « régulière » ; «claire » au sens de « clairsemée »).
Sauvages, ces lieux le sont d'autant plus que la présence de l'homme y estgommée, et que Rousseau s'y retrouve seul : le pronom indéfini («qu'on appelle », «On a bordé ») rappelle demanière très discrète l'activité de l'homme qui a donné des noms et aménagé l'endroit (le parapet, le chemin taillédans le roc).
L'accord du «moi» et de la natureRetracer son vagabondage vers Chambéry, à pied, est l'occasion pour Rousseau d'expliquer, de revivre le lien fortqui l'unit à la nature.L'accord avec la nature sauvage.
Le promeneur s'approprie l'espace par le mouvement de son corps (marcher,monter, descendre), ou de son regard lorsque son corps s'immobilise («je pouvais contempler », «je restais là»).
Lecontact avec la nature environnante se fait par diverses sensations:— auditives: « mugissement» du torrent mêlé aux « cris» des oiseaux;— tactiles: le corps « bien appuyé», puis s'emparant de cailloux, enfin touché par l'eau de la cascade ( «on semouille, à l'instant on est tout trempé »);— et surtout visuelles : immobile, le promeneur est fasciné par les mouvements extérieurs, le spectacle du torrent(l.
13, 20), les oiseaux (l.
20-22), les pierres qu'il lance (l.
26), la cascade.Un motif visuel récurrent traverse le texte: bonds des oiseaux (exactement comme des pierres qui ricochent) ;bonds des pierres dans le vide (reprise du verbe « voler», 1.
26) puis saut de la cascade (la division de l'eau en «poussière », en « nuage», rappelle la pulvérisation des pierres «en mille éclats »).
Ainsi le jeu que Rousseau introduiten jetant des pierres, loin de troubler le lieu, s'harmonise avec lui : observateur ou acteur, il est en accord avec lanature sauvage, il n'est pas un perturbateur.Certains éléments musicaux de récriture accentuent l'impression d'harmonie entre l'homme et le lieu.
Rousseauétablit des échos sonores (« cascade», «arcade », «cascade »), avec des mots répétés ou voisins («parapet» danstrois phrases où l'allitération en p / b souligne la répétition, l.
15, 18-19, 25).
Des formules sont utilisées comme desmotifs conducteurs ; ainsi l'expression de la liberté d'action par la reprise du verbe « pouvoir » est renforcée parl'allitération en p «je pouvais contempler », «je les pouvais porter», «pour qu'on puisse passer».
Des phrasesreprennent par approximation une construction, des sonorités semblables : « l'eau se détache net et tombe enarcade », puis « se divise et tombe en poussière».
Parfois l'approximation frôle le jeu de mots ( «on y est aisémenttrompé» fait écho à « on est tout trempé »).
Sous le signe du plaisirQuelle est la place du lecteur dans l'écriture du souvenir? On pourrait en effet avoir l'impression que la nature estréservée à la jouissance exclusive du narrateur.
Toutefois le plaisir décrit ici, s'il est égotiste, est aussi un plaisir queRousseau peut partager avec son lecteur.Le champ lexical du plaisir.
Le plaisir a un champ lexical très présent, surtout au début du passage où le thèmesature l'écriture : substantifs («joie », «plaisir », « charme »; « goût », « aise » — deux fois chacun et avecl'adjectif possessif « mon »); verbes ( « aimer », « plaire » dans le tour impersonnel « il me plaît », « goûter », « sedélecter »), adjectifs ( « agréable », «plaisant »).
Cela fait apparaître le plaisir comme une nécessité irrésistible.Rousseau utilise d'ailleurs à deux reprises la tournure « il me faut».
L'emploi du présent (l.
2 à 10) a une valeur devérité générale: il signale un goût profond, durable.
Dans cette perspective, on peut analyser en détail la deuxièmephrase : sa progression (7 + 8 syllabes), les allitérations en m ( «aime», «marcher», «mon», «m'arrêter», «me»), larépartition équilibrée et harmonieuse des voyelles (é/è/a) donnent à l'affirmation du plaisir du voyageur une tournurefrappante, irréfutable, euphorique.La peur, ingrédient du plaisir.
Marcher en frôlant des gouffres « affreux » (l'adjectif désigne non pas quelque chosede très laid, mais quelque chose d'effrayant) ou bien s'arrêter, y plonger son regard: c'est alors que le promeneurressent ce mélange de plaisir et de peur; il y a là une contradiction apparente que souligne de manière amusée unenchaînement de phrases ( «...
me fassent bien peur.
J'eus ce plaisir...
»).
Le plaisir n'est pas tant d'avoir peur,d'avoir le vertige mais de s'abandonner au vertige par le regard, par l'imagination ( «gagner des vertiges», c'est-à-dire « accéder à...
») sans prendre aucun risque physique ( « pourvu que je sois en sûreté/tout à mon aise/bienappuyé »).Du bonheur revécu...
Entre le récit du passage en surplomb du torrent (l.
10 à 27) et celui du passage sous lacascade (l.
28 à 35), l'écriture du souvenir varie.
Si les deux souvenirs sont introduits par le passé simple («J'eus...et je le goûtai», j'eus un spectacle...
»), ensuite le système des temps diffère.
Pour le premier récit, Rousseaurecourt au présent de l'indicatif (sauf fin subjonctif, «sois») pour des réalités toujours existantes (présent absolu),qu'il s'agisse du monde extérieur ( « qu'on appelle», «court et bouillonne » , «paraît») ou de données liées à untempérament permanent ( « me font», «j'aime»).
Mais surtout, il choisit l'imparfait de l'indicatif là où l'emploi dupassé simple aurait été plus attendu, s'agissant d'éléments ponctuels du récit («je pouvais contempler»,«j'avançais», «je restais», etc.) : au moment où il revit le bonheur passé, il l'étale dans le temps comme si le plaisirse prolongeait ( « des heures entières»), pouvait durer indéfiniment..
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