UN FRAGMENT DE ROUSSEAU. Si fêtais riche... Émile, livre IV
Publié le 02/07/2011
Extrait du document
MATIÈRE. — Commentez non seulement par des observations de style, mais par des observations littéraires le texte que voici :
... Je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d'agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. (J. J. ROUSSEAU, Émile, livre IV). (Faculté de Bordeaux, Session de juillet 1918).
Conseils pratiques. — Localisation double : a) d'abord dans l'ouvrage d'où le morceau est tiré; la matière même vous invite à faire celle-là, en vous indiquant les références ; b) dans la vie de Rousseau, cette vision de la petite maison rustique aux volets verts n'est pas celle du négociant, dont parle Horace, qui, au milieu des préoccupations commerciales, souhaite le repos des champs; c'est un ancien bohème qui fait ce rêve de petit propriétaire : où est-il à cette heure ? A Montmorency, et vous devez le savoir, si vous n'ignorez pas les circonstances qui ont précédé et suivi la publication de l'Émile. Et alors, il devient très intéressant de voir comment, au milieu de ce rêve, se transforme l'âme de Rousseau, ou, pour mieux dire, comment tous les défauts, dont la pauvreté fut, en grande partie, responsable, disparaissent à mesure qu'il échappe aux nécessités de la vie réelle, ne fût-ce que par la pensée. Vous connaissez un Rousseau qui attaque violemment, âprement, les laideurs et les tares de la société contemporaine; qui étalait un costume bizarre pour protester contre la mise soignée des petits maîtres; qui se réfugiait, pour échapper au spectacle des préjugés triomphants, sur les cimes des montagnes ou dans les forêts silencieuses; qui lançait l'anathème contre les hommes pour avoir gâté, comme à plaisir, les dons qu'une sage et prévoyante nature leur avait accordés en abondance.
«
rêvons que nous sommes comme lui ; évitons une fois de plus de rester dans le cadre qui nous environne, siséduisant soit-il, pour nous réfugier, sur l'aile de l'imagination, dans la petite maison, tranquille et coquette,où nousaurions vécu si calmes, si simples, si épris de la campagne, et si bons !En effet, à mesure qu'il vit au milieu de son rêve, l'apaisement se fait dans ce cœur malade et tourmenté.
Ce n'estplus le moi orgueilleux et douloureux de Jean-Jacques, qui nous apparaît.
Cette âme, exaspérée et défiante, il suffitd'un rayon de soleil pour qu'elle s'épanouisse dans une atmosphère de bienveillance.
Que de défauts elle dut à lapauvreté, mauvaise conseillère ! Jean-Jacques est riche, par hypothèse : tout est changé.
La satire n'est plusemportée, agressive, haineuse.
Il raille les citadins, chez lesquels La Bruyère montrait une ignorance absolue deschoses de la campagne ; il se moque des magnificences prétentieuses et déplacées des parcs provinciaux ; il tourneen ridicule les fermes sans volailles et sans bêtes à cornes, sans fromages, sans légumes, sans fruits.
Mais il nemaudit pas ce luxe, dont il se passe ; il ne se sent pas humilié et amoindri : il est au-dessus de tout et nonseulement par ses goûts mais par ses biens.
Il sourit, il plaisante ; plus de timidité, ni de sauvagerie, plus debourrades, ni de menaces : cela est bon quand on n'a pas le sou.
Rousseau est riche, il ne déclame plus contre lespréjugés, il les dénonce avec esprit.Si elle lui permet d'être spirituel, la richesse lui permet aussi de rester simple, mais elle ajoute un sens de l'élégancediscrète.
Jean-Jacques est né peuple, et il est resté peuple.
Mal adapté au monde raffiné et délicat où il étaitégaré, il s'était défendu parfois avec une affectation de grossièreté, qui n'était qu'un masque de son orgueil.
Mais,au fond, son amour de la simplicité était sincère, ardent, et, pour tout dire, natif.
Dans le mobilier, le repas, leshabits, il avait la même horreur du clinquant, de l'inutile, du superflu.
Il tombait dans l'exagération, dans la trivialité,à la fois par le désir de se distinguer et par une sorte de vengeance sourde contre les gens dont le luxe le ravalait.Devenu aussi riche qu'eux, il eût été à l'abri de tout excès.
La maison de son rêve est riante, le goût n'a rien à yreprocher.Son maître s'y plaisait d'autant plus que la nature fournissait tout : l'utile et l'agréable.
Jean-Jacques est à la fois lepoète qui a célébré la grande nature, aux vastes horizons, et la campagne avec ses paysages modestes,pittoresques et réels.
Ce ne sont plus les hautes montagnes où l'homme se sent isolé, perdu dans l'immensité ; c'estla colline charmante où les promenades sont exquises à l'ombre des feuillages verdoyants.
Plus de hardiesascensions sur les sommets ruisselants de lumière ; mais la vie rustique, avec ses détails vulgaires et délicieux, oùl'on s'occupe à des travaux, des semailles, des vendanges, où l'on s'occupe, en attendant, de chaume et de tuile,de basse-cour et d'étable, de laitage, de jardinage, et de confiture.
L'homme qui a dessiné ce plan est un vraicampagnard, à la fois exact et sentimental.
L'artiste, épris de couleurs, laisse la place au paysan,ou plutôt aupropriétaire de condition moyenne, qui, s'il goûte le charme des intérieurs paisibles et l'attrait des paysages familiers,sait aussi mettre la main à la besogne en connaisseur, en homme du métier.Il aura donc trop de travail et trop de satisfactions pour se laisser détourner par les plaisirs malsains et même pour ysonger.
Dans la petite maison de Jean-Jacques, habitera un homme bon, parce qu'il se sera rapproché de la nature.Loin de la corruption, de la fourberie, de l'injustice sociales, sa tendresse s'épanchera sans contrainte.
Pas de placepour une misanthropie farouche, pour un mépris âpre et violent de l'humanité.
Les souvenirs de l'enfance reviennentattendrir Jean-Jacques.
De quelle enfance? Non pas, sans doute, de celle qui se passa à Genève, mais de celle quis'écoula, candide, auprès de M.
et Mlle Lambercier, dans ce petit village de Bossey auquel il songeait toujours avecémotion.
Ainsi, la grande nature élevait Rousseau jusqu'aux méditations les plus hautes ; la nature, modeste etsimple, lui offre des leçons moins sublimes, mais non moins efficaces, de vertu facile et de fraternelle indulgence.Cet ennemi du genre humain, qui est en définitive un incurable optimiste, apprend dans la contemplation de la viechampêtre le prix de la sympathie affectueuse et agissante pour ses semblables.
La petite maison et son fraispaysage sont des professeurs de vertu.Les mêmes caractères se retrouvent dans le style, qui nous repose de certains passages très éloquents ou tropéloquents de Rousseau.Les idées se déroulent avec une netteté parfaite.
Après une phrase de transition, Jean-Jacques nous montre :1° Ce que ne seraient pas sa maison et les alentours ;2° Ce que serait sa maison ;3° Ce que seraient les alentours.
La première et la troisième partie se rejoignent par l'intention satirique, l'écrivain critiquant dans celle-ci autant quedans celle-là.
En même temps qu'il voit son domaine, il songe aux maisons de campagne des autres et cetteopposition le ravit : mélange curieux, et déjà noté, d'irréel et de réel.
Ce songeur est un polémiste ; même quand ilbâtit en Espagne, il attaque en France.Il attaque dès la phrase de transition.
L'intention satirique contre les gens qui ne savent pas être simple avec lessimples, soit à la ville, soit à la campagne, est visible : elle est marquée par les rapprochements : peuple, peuple ;campagnard, champs ; agriculture, paysan.
Le choix du terme : campagnard est à remarquer.
Rousseau, entraînépar le mouvement de la phrase, aurait dû écrire : « Je serais paysan avec les paysans.
» Il s'arrête, sourit, et écrit :campagnard, qui insiste sur la rusticité de l'air, des manières, des goûts, et qui raille bien mieux les gens qui aimentla ferme sans fumier et joueront bientôt aux bergeries, en dentelles.
La phrase y gagne en variété.
Les sous-entendus ironiques sont faciles à suppléer : je serais campagnard (et non petit-maître), ne se moquerait pas de moi(comme il se moque des messieurs de la ville).La première partie se divise comme il suit : 4 + 4 + 6 + 2, ce qui fait ressortir vivement les deux syllabes : auxchamps.
De même, la deuxième partie ainsi coupée : 10 + 4 + 8 (nombres pairs, rythmes pleins et bien équilibrés)donne au mot : paysans la meilleure place.Même tour plaisant dans ce qui suit, même effet obtenu par des rapprochements, ou plutôt par des contrastes :ville, campagne; tuileries, appartement.
Tuileries: le terme fait image, et il est amusant, d'autant plus qu'il estprécédé de l'enclave : au fond d'une province.
Appartement : le terme est heureux (et non : maison, domaine, quiindiqueraient quelque chose de plus important) : les Tuileries, c'est beaucoup pour un seul homme ! Notons la.
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