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TIRADE D'INÈS (Jean-Paul SARTRE, Huis Clos)

Publié le 25/05/2010

Extrait du document

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(Trois personnages sont en présence l'un de l'autre, dans une chambre fermée censée être l'Enfer : Garcin, Inès et Estelle. Leur souffrance consiste en ce qu'ils ne peuvent pas s'entendre à trois : « Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres. « Contre ce piège, Garcin propose à ses partenaires de se retirer chacun dans son coin : « Nous fermerons les yeux et chacun tâchera d'oublier la présence' des autres. « Inès, alors, se retourne brusquement vers Garcin:) INÈS Ah! oublier. Quel enfantillage! Je vous sens jusque dans mes os. Votre silence me crie dans les oreilles. Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue, est-ce que vous vous empêcherez d'exister? Arrêterez-vous votre pensée? Je l'entends, elle fait tic tac, comme un réveil, et je sais que vous entendez la mienne. Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m'arrivent souillés parce que vous les avez entendus au passage. Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas. Et elle? elle? vous me l'avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu'elle oserait me traiter comme elle me traite? Non, non : ôtez ces mains de votre figure, je ne vous laisserai pas, ce serait trop commode. Vous resteriez là, insensible, plongé en vous-même comme un bouddha, j'aurais les yeux clos, je sentirais qu'elle vous dédie tous les bruits de sa vie, même les froissements de sa robe et qu'elle vous envoie des sourires que vous ne voyez pas... Pas de ça! Je veux choisir mon enfer; je veux vous regarder de tous mes yeux et lutter à visage découvert. Jean-Paul SARTRE, Huis Clos (1944).

A ce projet, Inès répond dans un élan d'exaspération et de lucidité. Elle s'adresse à Garcin, dont la présence l'a empêchée de séduire Estelle. Elle se plaint, elle analyse et elle contre-attaque. Cette véhémente tirade a plusieurs centres d'intérêt, qu'il est difficile d'isoler :  Devant un extrait de scène, il faut naturellement se poser les questions suivantes : où sommes-nous ? A quel moment de l'action ? De quoi est-il question ? Qui parle ? A qui ? — un intérêt proprement dramatique : non seulement parce qu'elle va relancer l'action (si la parade imaginée par Garcin fonctionnait, la pièce s'arrêterait là), mais aussi parce que la vigueur de son éloquence doit faire trembler ses partenaires... et aussi les spectateurs;  Dans Huis clos, nous sommes en enfer. Mais il s'agit d'un enfer bien particulier : une pièce fermée, sans fenêtre ni miroir, toujours éclairée, où l'on ne dort jamais. Les personnages, en principe morts, mais qui par convention agissent et parlent comme des vivants, ont d'ailleurs les paupières atrophiées : ils ne peuvent fermer les yeux. La conséquence, c'est qu'ils sont toujours sous le regard les uns des autres, sans jamais pouvoir se rassurer sur eux-mêmes en se regardant dans une glace, ou même en se retirant dans une méditation intérieure. — un intérêt psychologique : dans son contenu comme dans sa formulation, cette tirade nous révèle le fond du caractère d'Inès;

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« Inès dépossédée d'elle-même (11 premières lignes) Il est important d'expliquer l'idée et de montrer la force que lui donnent les moyens d'expression utilisés.Garcin a proposé de fermer les yeux; il cache sa figure sous ses mains; il croit ainsi ne pas importuner Inès par sonregard, et donc se faire « oublier».

C'est sur ce mot que bondit Inès : «Ah! oublier.

Quel enfantillage !» Elle va doncmontrer à quels différents niveaux (en dehors du regard) la présence de Garcin empiète sur la sienne.

La progressionest nette :— « Je vous sens jusque dans mes os.

» Ce premier degré est déjà un degré intense.

Sensation physique d'autrui,mais qui plus est, pénétrante.

Déjà, physiquement, il y a exacerbation de la sensation d'oppression.— « Votre silence me crie dans les oreilles.

» Même silencieux, Garcin est malgré lui insupportable.

L'oxymore(alliance de termes contradictoires : votre silence / me crie) traduit bien ici le paradoxe de la situation : le silence,c'est encore du langage; Garcin se manifeste en se forçant à se taire !— «Vous pouvez vous clouer la bouche, vous pouvez vous couper la langue, est-ce que vous vous empêcherezd'exister? » La gradation des arguments d'Inès se poursuit dans cette interrogation très oratoire (on note quechaque phrase, depuis le début, a une ampleur croissante).

Le crime de Garcin? Il « existe »! Il n'y peut rien, c'est lafatalité de la condition humaine : chacun est de trop pour autrui.

Mon existence déborde de moi et va envahir cellede l'autre, quelle que soit ma volonté de retenue : c'est une sorte de loi physique, comme celle de l'expansion desgaz.

Dans cette interrogation d'Inès, on peut remarquer la multiplication des « vous » : elle traduit,grannnaticalement, l'omniprésence de la personne de Garcin.

Et cette abondance de la seconde personne va sepoursuivre (dix occurrences en six lignes).— « Arrêterez-vous votre pensée? » Quand bien même Garcin n'aurait aucune densité physique, il se trouve qu'ilpense.

Et cette pensée est intolérable à Inès quel qu'en soit le contenu : s'il pense à elle, il l'enferme dans unjugement sur lequel elle n'a pas de prise; s'il pense à autre chose qu'elle, il la nie, il ignore son existence, il l'anéantiten la chassant de sa pensée.Cette « pensée » est donc une agression; elle dépossède Inès de son propre sentiment d'exister.

Il va de soi, dansun tel passage, que la philosophie de Sartre imprègne son personnage : à travers une Inès hypersensible, l'auteurtraduit sciemment une expérience de l'autre qu'il juge universelle, et que la situation théâtrale lui permet justementde grossir pour mieux la faire voir.— «Je l'entends, elle fait tic tac, comme un réveil, et je sais que vous entendez la mienne.

» Nous revenons aupersonnage d'Inès : sa sensibilité exacerbée emploie la comparaison du réveil pour donner à la « pensée » de Garcin,chose abstraite et insaisissable, un contenu concret, imaginé, spectaculaire.

Inès extralucide frôle l'hallucination.

Enmême temps, elle pose la réciprocité des impressions : « je sais que vous entendez la mienne »; c'est que tous deuxsont en enfer, et souffrent l'un par l'autre.

C'est aussi, plus généralement, que l'« enfer, c'est les Autres », commeGarcin le proclamera à la fin de la pièce.— « Vous avez beau vous rencogner sur votre canapé, vous êtes partout, les sons m'arrivent souillés parce quevous les avez entendus au passage.

» Antithèse et hyperbole : opposition entre le coin dans lequel Garcin tente dese réduire et l'expansion involontaire de son être omniprésent; exagération forcenée de la sensation d'Inès : « vousêtes partout».

Garcin semble se démultiplier sous nos yeux : Inès atteint bien l'hallucination cette fois (ce quijustifiera la 270 / Textes dramatiquesnature également hyperbolique de sa contre-attaque : « je veux vous regarder de tous mes yeux»).

Là encore,cette hallucination pouvant passer pour subjective, purement imaginaire, Sartre lui confère une densité concrète :l'omniprésence de Garcin, par une sorte de viscosité spatiale, filtre et « souille » les sons que perçoit Inès.

Il ladépossède de l'espace.

(On peut songer, dans le même ordre d'idées, à la sensation instinctive d'empiètement quenous éprouvons lorsqu'un inconnu, par exemple dans le métro, jette en diagonale les yeux sur le journal que noussommes en train de lire...).— « Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez, et je ne le connais pas.

» Il s'agit cette fois de ladépossession suprême, celle du visage qui représente tout notre être.

L'éloquence d'Inès mobilise les ressources durythme (allitération : vous/ volé/ visage) et de la rhétorique (antithèse : vous le connaissez/je ne le connais pas).Ce passage exprime en premier lieu la sensation d'Inès : dans cette chambre sans miroir, aucun des personnages n'ala connaissance directe de sa figure; il faudra passer par le regard d'autrui, si l'on veut obtenir une image de soi(Estelle, la narcissique, en souffrira le plus; mais aussi Garcin qui dira : « Je donnerais n'importe quoi pour me voirdans une glace »).

Mais cet esclavage est un peu aussi celui de tout le monde.

Dans un miroir, nous ne nous voyonsque sous un seul angle; la photo nous fige; mais surtout, dans 99 % de nos manifestations, nous sommes vus parles autres sans savoir comment ils nous voient.

La dépossession d'Inès, dans une situation hors du commun,symbolise le fait que nous appartenons au regard d'autrui bien plus que nous ne l'imaginons : c'est contre eux qu'ilfaudra affirmer notre essence, dira Sartre, par des actes incontestables dont personne ne pourra nier la valeur entant que tels. Inès dépossédée d'Estelle (une dizaine de lignes)Inès est possessive.

Son homosexualité se traduira surtout dans le désir de « posséder » autrui (elle dira : «Je suisméchante, ça veut dire que j'ai besoin de la souffrance des autres pour exister »).

Ici, en enfer, elle n'a qu'Estelle àposséder.

D'où sa haine contre Garcin qui, sans le vouloir, par le seul fait qu'il est là, l'en empêche :— « Et elle? elle? vous me l'avez volée : si nous étions seules, croyez-vous qu'elle oserait me traiter comme elle metraite? » Inès dit « volée ».

Son langage trahit le fait qu'elle juge a priori qu'Estelle lui appartient : possessivité ! Elleest sûre d'elle : en l'absence de Garcin, croit-elle, Estelle ne lui aurait pas échappé (rappelons que, dans une scèneprécédente, Inès a tenté — en vain — de séduire Estelle : mais Estelle voulait surtout que Garcin la regarde, pourconfirmer sa beauté).

Parce qu'il se trouve être là, et être de sexe masculin, Garcin annihile les tentatives d'Inès.C'est donc vers lui qu'Inès tourne son dépit, et bientôt, sa volonté de vengeance.. »

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