THÉORIE DE LA FÊTE. Roger CAILLOIS, L'homme et le sacré
Publié le 23/05/2011
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A la vie régulière, occupée aux travaux quotidiens, paisible, prise dans un système d'interdits, toute de précautions, où la maxime quiets non movere maintient l'ordre du monde, s'oppose l'effervescence de la fête. Celle-ci, si l'on ne considère que ses aspects extérieurs, présente des caractères identiques à n'importe quel niveau de civilisation. Elle implique un grand concours de peuple agité et bruyant. Ces rassemblements massifs favorisent éminemment la naissance et la contagion d'une exaltation qui se dépense en cris et en gestes, qui incite à s'abandonner sans contrôle aux impulsions les plus irréfléchies. Même aujourd'hui, où cependant les fêtes appauvries ressortent si peu sur le fond de grisaille que constitue la monotonie de la vie courante et y apparaissent dispersées, émiettées, presque enlisées, on distingue encore en elles quelques misérables vestiges du déchaînement collectif qui caractérise les anciennes frairies. En effet, les déguisements et les audaces permises au carnaval, les libations et les bals de carrefour du 14 juillet, témoignent de la même nécessité sociale et la continuent. Il n'y a pas de fête, même triste par définition, qui ne comporte au moins un début d'excès et de bombance : il n'est qu'à évoquer les repas d'enterrement à la campagne. De jadis ou d'aujourd'hui, la fête se définit toujours par la danse, le chant, l'ingestion de nourriture, la beuverie. Il faut s'en donner tout son soûl, jusqu'à s'épuiser, jusqu'à se rendre malade. C'est la loi même de la fête.
Dans les civilisations dites primitives, le contraste a sensiblement plus de relief. La fête dure plusieurs semaines, plusieurs mois, coupés par des périodes de repos, de quatre ou cinq jours. Il faut souvent plusieurs années pour réunir la quantité de vivres et de richesses qu'on y verra non seulement consommées ou dépensées avec ostentation, mais encore détruites et gaspillées purement et simplement, car le gaspillage et la destruction, formes de l'excès, rentrent de droit dans l'essence de la fête. Celle-ci se termine volontiers de façon frénétique et orgiaque dans une débauche nocturne de bruit et de mouvement que les instruments les plus frustes, frappés en mesure, transforment en rythme et en danse. Selon la description d'un témoin, la masse humaine, grouillante, ondule en pilonnant le sol, pivote par secousses autour d'un mât central. L'agitation se traduit par toute espèce de manifestations qui l'accroissent. Elle s'augmente et s'intensifie de tout ce qui l'exprime : choc obsédant des lances sur les boucliers, chants gutturaux fortement scandés, saccades et promiscuité de la danse. La violence naît spontanément. De temps en temps des rixes éclatent : les combattants sont séparés, portés en l'air par des bras vigoureux, balancés en cadence jusqu'à ce qu'ils soient calmés. La ronde n'en est pas interrompue (...) On comprend que la fête, représentant un tel paroxysme de vie et tranchant si violemment sur les menus soucis de l'existence quotidienne, apparaisse à l'individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. Son activité journalière, cueillette, chasse, pêche ou élevage, ne fait qu'occuper son temps et pourvoir à ses besoins immédiats. Il y apporte sans doute de l'attention, de la patience, de l'habileté, mais, plus profondément, il vit dans le souvenir d'une fête et dans l'attente d'une autre, car la fête figure pour lui, pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être. Aussi est-ce l'honneur de Durkheim (1) d'avoir reconnu l'illustration capitale que les fêtes fournissaient, en face des jours ouvrables, à la distinction du sacré et du profane. Elles opposent en effet une explosion intermittente à une terne continuité, une frénésie exaltante à la répétition quotidienne des mêmes préoccupations matérielles, le souffle puissant de l'effervescence commune aux calmes travaux où chacun s'affaire à l'écart, la concentration de la société à sa dispersion, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence.
Roger CAILLOIS, L'homme et le sacré, 1950.
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