Théophile Gautier aimait à dire : «Quiconque n'a pas commencé par imiter ne sera jamais original», et le philosophe Alain écrit dans ses Propos sur l'éducation : «Il n'y a qu'une méthode pour inventer, qui est d'imiter.». Que pensez-vous de tels conseils ?
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
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constater qu'il commence rarement par là et qu'en tout cas il dégage souvent son originalité à partir de l'imitationd'un genre antérieur.
3 Sentiments et thèmes.
Pourrait-on croire au moins que l'écrivain invente totalement des sentiments, qu'il apporte un coeur incommunicable, inexplicable? Là encore il ne faut pas oublier qu'un sentiment littéraire etesthétique n'est pas la plupart du temps un sentiment spontané et primitif.
Ainsi la vision de la nature : pour voircelle-ci il faut en général disposer auparavant d'une vision préfabriquée par les arts ou les lettres.
Il y a gros àparier que si nous n'avions pas des souvenirs d'oeuvres littéraires, de peintures ou de films, nous ne verrions pasgrand-chose dans la nature.
Ronsard la voit très sincèrement à travers la mythologie antique : il voit couler «lesang..
des nymphes» «dessous la dure écorce» (cf.
XVIe Siècle, p.
140, texte 66), etc.
Vision empruntée ou vision personnelle? L'un et l'autre probablement.
En tout cas l'imitation a conduit ici à la sincérité.
Par la suite onsubstituera aux multiples petits dieux de la mythologie une sorte de grand Dieu, de Dieu unique qui emplira la nature(cf.
Chateaubriand, XIXe Siècle, p.
52, texte 8).
Mais cette façon panthéiste d'y sentir une grande présence, si elle nous touche davantage, est elle aussi sans doute une acquisition et une imitation de Rousseau et de sessuccesseurs romantiques.
On dira certes qu'il vaudrait mieux avoir une vision neuve de la nature, mais justementc'est cela qui est très difficile : faute de vision littéraire ou bien on n'aura pas de vision du tout (il y a en effet desépoques où l'on n'a pas eu de vision exaltée de la nature) ou on aura alors la vision d'une nature tout inférieure etinconsistante.
L'homme du XIXe siècle qui ne voulait voir la nature ni comme Hugo ni
comme Lamartine ni comme Baudelaire risquait de la voir ou comme les boutiquiers de Maupassant ou comme lespetites filles modèles de la comtesse de Ségur.
Certes un Rimbaud arrivera à une vision personnelle (et combienconvulsive) de la nature, mais y serait-il arrivé s'il ne l'avait pas vue d'abord comme Hugo, Hugo qu'il admirait dureste et qu'il imite par exemple dans Les Étrennes des orphelins? Ne pas oublier en tout cas qu'on échappe difficilement à l'imitation sur le plan sociologique et que rien n'est plus, qu'on le veuille ou non, imité que le non-conformisme (au moment où Chateaubriand croit être exceptionnel en peignant ce personnage fraternel qu'est sonRené, des milliers de René se reconnaissent dans ce héros littéraire et bien des révoltes sauvages de la jeunesse seveulent à la fois individualistes et collectives).
Le mieux est donc d'admettre que même nos sentiments sont engrande partie «imités» et que notre marge de liberté est peut-être dans le choix de modèles suffisamment riches ethumains pour nous aider à dégager notre propre originalité au lieu de modèles superficiels qui nous limiteraient à desmodes.
Au fond si on n'imite pas la littérature ou l'art de niveau élevé, on imite alors plus ou moins consciemmentune sous-littérature ou un sous-art purement commerciaux !
4 La vision du monde ou l'univers propre à l'écrivain .
C'est ici que l'imitation risque d'être la plus dangereuse, car il est à peu près indiscutable que tout écrivain doit apporter une vision originale du monde, cette vision qui faitque le monde vu par Rousseau n'a pas les couleurs du monde vu par Diderot, etc.
Mais là encore l'imitation joue sonrôle, car cette vision, l'artiste ne la dégage pas d'abord, et très souvent il est bon qu'il commence tout au moins pars'inspirer de la vision de l'univers propre à un grand écrivain, son prédécesseur, vision qu'il adopte provisoirementcomme sienne parce qu'il sent qu'elle le conduira à sa vision véritablement personnelle.
Ainsi Mallarmé est d'abordbaudelairien, il adopte cette vision à la fois satanique et spleenétique propre à Baudelaire et qui se retrouve dansdes poèmes comme Le Guignon, Angoisse, Le Sonneur, Brise marine .
Il garde longtemps aussi le goût parnassien des métaux, des pierres, sans d'ailleurs que ce goût soit en opposition avec le baudelairianisme.
Il ne renoncera du restejamais explicitement au monde baudelairien dont son esthétique propre accentuera quelques thèmes fondamentauxcomme l'impuissance, le goût de l'artifice, etc...
; mais, à creuser dans cette direction, il mettra l'accent sur laséparation de la poésie et du réel, et situera son art à un point d'inhumanité entre Néant et Existence et, s'éloignerade Baudelaire dont le drame reste celui d'un «coeur mis à nu».
Cf.
le passage du cygne de Baudelaire au cygne deMallarmé : c'est le même cygne de la stérilité, mais celui de Baudelaire est un symbole humain de l'exil et de lasolitude morale, tandis que celui de Mallarmé vit un drame beaucoup plus métaphysique et esthétique.
On pourraitse livrer à une analyse analogue pour les imitations de Mallarmé par lesquelles Valéry a commencé ou les imitationsde Flaubert par Maupassant (de Flaubert à Maupassant, mêmes thèmes, même sensibilité, et pourtant chez Maupassant vision brutale, moins transfigurée par la beauté, plus obsédée par la folie menaçante).
II Discussion
Le danger, c'est justement de ne jamais arriver à dégager cet univers personnel, c'est de prolonger, à une époquequi ne les comporte plus, un style désuet, des genres morts, des manières de voir surannées.
1 Le danger de l'imitation formelle.
Un style trop influencé par l'imitation se perd dans la virtuosité pure ou dans lepastiche : Desportes, imitateur affadi de Pétrarque et de Ronsard, est un épigone qui prolonge en pleine guerre deReligion les grâces mièvres des canzonieri ; le poète qui, vers 1577, est vraiment dans le ton de l'heure, c'estd'Aubigné commençant ses Tragiques, ce n'est pas l'auteur des Amours d'Hippolyte .
Autre exemple : Les Martyrs de Chateaubriand, malgré de très réelles qualités, souffrent d'être écrits dans une prose néoclassique, ou plusexactement de style «Empire», qui est à l' accent vraiment épique ce que le pompéien est à l'Antiquité véritable ;c'est que ce style, qu'on appelle parfois aussi le style Fontanes, était un ultime effort pour sauver une proseclassique fleurie qui avait sa raison d'être sous Bossuet ou Fénelon, mais était parfaitement démodée en 1809.
2 Le danger de l'imitation des genres.
Elle aboutit souvent à prolonger un genre mort à une époque qui ne le justifieplus.
L'exemple le plus typique est celui de la tragédie classique de Voltaire.
Citons l'exemple un peu moins connu del'épopée à laquelle s'acharnent du XVIe siècle au XIXe siècle tous les imitateurs de l'Antiquité : c'est l'échec de La Franciade de Ronsard, de La Henriade de Voltaire (1723, long poème sur la Ligue), sans compter toute une série.
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