TEXTE : Giraudoux situe l'action de La Guerre de Troie n'aura pas lieu,
Publié le 09/09/2014
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TEXTE
[Giraudoux situe l'action de La Guerre de Troie n'aura pas lieu, juste avant la déclaration de guerre. Hector, revenant d'une campagne qu'il souhaite être la dernière, essaie d'éviter que les Grecs et les Troyens se battent à cause d'Hélène : il a convaincu peu à peu son entourage de la nécessité où l'on se trouve de restituer la jeune femme à son mari. Reste à persuader l'intéressée elle-même : c'est le sujet de la scène présente.]
HECTOR. — Choisissez-vous le départ, oui ou non ?
HÉLÈNE. — Ne me brusquez pas... Je choisis les événements comme je choisis les objets et les hommes. Je choisis ceux qui ne sont pas pour moi des ombres. Je choisis ceux que je vois.
HECTOR. — Je sais, vous l'avez dit : ceux que vous voyez colorés. Et vous ne vous voyez pas rentrant dans quelques jours au palais de Ménélas ?
HÉLÈNE. — Non. Difficilement.
HECTOR. — On peut habiller votre mari très brillant pour ce retour.
HÉLÈNE. — Toute la pourpre de toutes les coquilles ne me le rendrait pas visible.
HECTOR. — Voici ta concurrente, Cassandre. Celle-là aussi lit l'avenir.
HÉLÈNE. — Je ne lis pas l'avenir. Mais, dans cet avenir, je vois des scènes colorées, d'autres ternes. Jusqu'ici ce sont toujours les scènes colorées qui ont eu lieu.
HECTOR. — Nous allons vous remettre aux Grecs en plein midi, sur le sable aveuglant, entre la mer violette et le mur ocre. Nous serons tous en cuirasse d'or à jupe rouge, et entre mon étalon blanc et la jument noire de Priam, mes soeurs en peplum vert vous remettrons nue à l'ambassadeur grec, dont je devine, au-dessus du casque d'argent, le plumet amarante. Vous voyez cela, je pense ?
HÉLÈNE. — Non, du tout. C'est tout sombre.
HECTOR. — Vous vous moquez de moi, n'est-ce-pas ?
HÉLÈNE. — Me moquer, pourquoi ? Allons ! Partons, si vous voulez ! Allons nous préparer pour ma remise aux Grecs. Nous verrons bien.
HECTOR. — Vous doutez-vous que vous insultez l'humanité, ou est-ce inconscient ?
HÉLÈNE. — J'insulte quoi ?
HECTOR. — Vous doutez-vous que votre album de chromos est la dérision du monde ? Alors que tous ici nous nous battons, nous
44 LE THÉATRE
nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité !... Qu'avez-vous ? A laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles ? A celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant la bataille ? Vous la voyez, la bataille ?
HÉLÈNE. — Oui.
HECTOR. — Et la ville s'effondre ou brûle, n'est-ce pas ? HÉLÈNE. — Oui. C'est rouge vif
HECTOR. — Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné derrière un char ?
HÉLÈNE. — Ah ! vous croyez que c'est Pâris ? Je vois en effet un morceau d'aurore qui roule dans la poussière. Un diamant à sa main étincelle... Mais oui !... Je reconnais souvent mal les visages, mais toujours les bijoux. C'est bien sa bague.
HECTOR. — Parfait... Je n'ose vous questionner sur Andromaque et sur moi... sur le groupe Andromaque-Hector... Vous le voyez ! Ne niez pas. Comment le voyez-vous ? Heureux, vieilli, luisant ?
HÉLÈNE. — Je n'essaye pas de le voir.
HECTOR. — Et le groupe Andromaque pleurant sur le corps d'Hector, il luit ?
HÉLÈNE. — Vous savez, je peux très bien voir luisant, extraor-nairement luisant, et qu'il n'arrive rien. Personne n'est infaillible.
HECTOR. — N'insistez pas. Je comprends... Il y a un fils entre la mère qui pleure et le père étendu ?
HÉLÈNE. — Oui... Il joue avec les cheveux emmêlés du père... Il est charmant.
HECTOR. — Et elles sont au fond de vos yeux ces scènes ? On peut les y voir ?
HÉLÈNE. — Je ne sais pas. Regardez.
HECTOR. — Plus rien ! Plus rien que la cendre de tous ces incendies, l'émeraude et l'or en poudre ! Qu'elle est pure, la lentille du monde ! Ce ne sont pourtant pas les pleurs qui doivent la laver... Tu pleurerais, si on allait te tuer, Hélène !
HÉLÈNE. — Je ne sais pas. Mais je crierais. Et je sens que je vais crier, si vous continuez _ainsi, Hector... Je vais crier.
HECTOR. — Tu repartiras ce soir pour la Grèce, Hélène, ou je te tue.
HÉLÈNE. — Mais je veux bien partir ! Je suis prête à partir. Je vous répète seulement que je ne peux arriver à rien distinguer du navire qui m'emportera. Je ne vois scintiller ni la ferrure du mât de misaine, ni l'anneau du nez du capitaine, ni le blanc de l'oeil du mousse.
GIRAUDOUX
HECTOR. — Tu rentreras sur une mer grise, sous un soleil gris. Mais il nous faut la paix.
Jean GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Grasset.
Révolte, fuite, résignation... tout cela apparaît dans le texte. Le choix même du sujet traduisait le pessimisme profond de l'auteur : l'issue était pré-établie. Peut-être y aurait-il beaucoup à dire sur l'inefficacité douloureuse de cet insurmontable paradoxe, sur les recherches parfois excessives du dialogue, sur le témoignage que constituent ces lignes lorsqu'on veut comprendre l'état d'une partie de l'opinion à la veille de la dernière guerre.

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44 LE THÉATRE
nous sacrifions pour fabriquer une heure qui soit à nous, vous
êtes là à feuilleter vos gravures prêtes de toute éternité! ...
Qu'avez vous? A laquelle vous arrêtez-vous avec ces yeux aveugles? A
celle sans doute où vous êtes sur ce même rempart, contemplant
la bataille ? Vous la voyez, la bataille ? HÉLÈNE.
- Oui.
HECTOR.
- Et la ville s'effondre ou brûle, n'est-ce pas? HÉLÈNE.
- Oui.
C'est rouge vif HECTOR.
- Et Pâris ? Vous voyez le cadavre de Pâris traîné
derrière un char ? HÉLÈNE.
- Ah ! vous croyez que c'est Pâris? Je vois en effet un morceau d'aurore qui roule dans la poussière.
Un diamant à
sa main étincelle...
Mais oui !...
Je reconnais souvent mal les
visages, mais toujours les bijoux.
C'est bien sa bague.
HECTOR.
- Parfait ...
Je n'ose vous questionner sur Andro
maque et sur moi ...
sur le groupe Andromaque-Hector...
Vous
le voyez ! Ne niez pas.
Comment le voyez-vous ? Heureux, vieilli,
luisant?
HÉLÈNE.
- Je n'essaye pas de le voir.
HECTOR.
- Et le groupe Andromaque pleurant sur le corps
d'Hector, il luit? HÉLÈNE.
- Vous savez, je peux très bien voir luisant, extraor
nairement luisant, et qu'il n'arrive rien.
Personne n'est infaillible.
HECTOR.
- N'insistez pas.
Je comprends ...
Il y a un fils entre
la mère qui pleure et le père étendu ? HÉLÈNE.
- Oui ...
Il joue avec les cheveux emmêlés du père ...
Il est charmant.
HECTOR.
- Et elles sont au fond de vos yeux ces scènes ? On peut les y voir ?
HÉLÈNE.
- Je ne sais pas.
Regardez.
HECTOR.
- Plus rien ! Plus rien que la cendre de tous ces
incendies, l'émeraude et l'or en poudre! Qu'elle est pure, la len
tille du monde ! Ce ne sont pourtant pas les pleurs qui doivent la
laver ...
Tu pleurerais, si on allait te tuer, Hélène !
HÉLÈNE.
- Je ne sais pas.
Mais je crierais.
Et je sens que je vais crier, si vous continuez .ainsi, Hector ...
Je vais crier.
HECTOR.
- Tu repartiras ce soir pour la Grèce, Hélène, ou je te
tue.
HÉLÈNE.
- Mais je veux bien partir ! Je suis prête à partir.
Je vous répète seulement que je ne peux arriver à rien distinguer
du navire qui m'emportera.
Je ne vois scintiller ni la ferrure du
mât de misaine, ni l'anneau du nez du capitaine, ni le blanc de
l'œil du mousse..
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