Spleen - Jules LAFORGUE, Poèmes inédits
Publié le 20/02/2011
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Tout m'ennuie aujourd'hui. J'écarte mon rideau. En haut ciel gris rayé d'une éternelle pluie, En bas la rue où dans une brume de suie Des ombres vont, glissant parmi les flaques d'eau. Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau, Et machinalement sur la vitre ternie Je fais du bout du doigt de la calligraphie. Bah ! sortons, je verrai peut-être du nouveau. Pas de livres parus — Passants bêtes — Personne. Des fiacres, de la boue, et l'averse toujours... Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds... Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne... Bah ! Couchons-nous. — Minuit. Une heure. Ah ! chacun dort ! Seul, je ne puis dormir et je m'ennuie encor.
7 novembre 1880.
Jules LAFORGUE, Poèmes inédits
Vous ferez de ce texte un commentaire composé, que vous organiserez de façon à rendre compte de la lecture personnelle que vous en avez faite. Vous pourriez par exemple — mais cette indication vous laisse entièrement libre de choisir votre démarche — montrer, à partir des éléments descriptifs, grammaticaux, métriques et rythmiques qui caractérisent ce poème, comment Jules Laforgue donne une tonalité originale à l'évocation de sa solitude et de son ennui.
«
• Car pudeur et discrétion...• ...
dans un texte très laforguien :— monde affadi,— monde éteint, mouillé par pluie...• ...
avec pour horizon : — spleen,— solitude.• Mais originalité de ton...• ...
« d'une sensibilité à la fois reconnue...• ...
et bafouée » (Dury).
devoir rédigé
Pierrot triste (il écrit beaucoup de poèmes sur ce personnage de nigaud sentimental et funambulesque), JulesLaforgue, mort phthisique à 27 ans en 1887, se plaint maintes fois à travers ses poèmes.
Il s'est cru un raté (ilvoulait même écrire un roman de ce titre) ; car la vie — si courte fut-elle — ne l'épargna guère : dure pour luisocialement et pécuniairement, elle ne lui apporta même pas la consolation d'être reconnu de son vivant — sauf parun très petit cercle de symbolistes, de décadents disent certains — le grand poète dont le XXe siècle a découvert,à partir du surréalisme, la mélancolie humoristique.
Ces vers des Poèmes inédits pourraient aussi faire partie de sesComplaintes : ils en ont la tonalité mineure et s'inscrivent dans la lignée baudelairienne.
Spleen était déjà le titre dequatre poèmes des Fleurs du Mal.
Spleen, c'est une suite du « mal du siècle » romantique, c'est la détresse d'E.Poe, c'est le tourment de J.
Laforgue, pathétique, émouvant.
Deux termes encadrent le texte du Spleen laforguien,qui peuvent chacun en représenter un thème essentiel.
« Tout m'ennuie », commence le poème, et la courte phraseva y être développée par petites touches en un tableau triste (Ier Thème).
« Seul » éclate au début du dernier vers: n'est-ce pas cette solitude qui le ronge mais qu'il entretient ? (IIe Thème).
Un tableau de lui-même et des heures mornes qu'il tente de remplir, car « tout l'ennuie », tel est en effet le poème,à simple lecture.
La constatation de son état d'âme est affirmée nettement dans le premier hémistiche.
« Tout » estun terme rédhibitoire prédisant que pas un détail de ce présent (« aujourd'hui ») n'échappe à l'« ennui ».
Le poètetente pourtant d'y remédier en meublant le vide : d'abord en « regardant », en essayant d'entrer par la vue encontact avec l'extérieur.
Le second hémistiche transcrit un acte tout simple, tout plat, de vie familière : « J'écartemon rideau.
» Mais ce qu'il voit est décourageant.
Deux phrases aux principales nominales (sans verbe), rapides, destyle lui aussi familier, répondent sans èspoir à son attente.
Les deux adverbes les situent : « En haut » = le « ciel», « En bas » = « la rue » ; or tout y est noyé sous la grisaille de la « pluie ».
Déjà Poe et Baudelaire étaientsensibles aux conditions climatiques, lorsqu'elles font « peser » sur l'homme un « ciel bas et lourd » (Baudelaire).Verlaine également sentait « pleure[r] sur [son] cœur, comme il pleut sur la ville ».
La plupart des âmes modernessont influencées par le mauvais temps.
Il faut avouer que ce dernier, ici, semble particulièrement obstiné, avec un «ciel gris rayé d'une éternelle pluie », dont la réflection dans la rue est : « brume de suie », « flaques d'eau »,passants noyés d'eau au point de n'être plus que des « ombres ».
Le rythme fluide de la strophe suit l'humiditémorne du temps, avec l'enjambement
« où dans une brume de suie" Des ombres vont,/...
»
qui imite la démarche « glissant[e] » ; avec l'abondance des monosyllabes ternes ; les sonorités éteintes (ou, u, ui)ou assourdies (om, on); la couleur toute en estompe, traduite par deux images voilées : « brume - ombre », et uneimage poudreuse : « suie »; ou des harmonies imitatives, comme celle — pénible — d'emprisonnement traduite par lechoix de « rayé » (on pense à des barreaux) et par l'allitération de la liquide r, très abondante dans presque toutecette première strophe.
Même s'il tente un contact direct en « sort[ant] » en ville, le résultat est lui aussidéprimant.
Il a « regard[é] sans voir » par « la vitre ternie », parce que l'ennui fait le vide, frappe d'inexistence ceque la pluie recouvre en même temps de sa brume, « ternit » tout, i.e.
estompe et attriste (sens à la fois concret etpsychologique).
De la même façon ce qu'il rencontre dehors va lui sembler inintéressant.
Il avait pourtant fait uneffort, ce que traduisait joliment le rythme de conversation — avec soi-même — du vers :« Bah !/sortons,/je verrai peut-être du nouveau ».
Le vers correspond presque à une gestuelle, avec ses coupes quisoulignent, la première sans doute un haussement d'épaules, la seconde le mouvement vers la porte, tandis que lefutur, l'adjectif essentiel « nouveau » montrent combien l'espoir de sortir de ce qui est figé par l'ennui et le brouillardpluvieux reste vivace.., à moins que le poète tente de s'en persuader ! Mais la cité est comme engluée et asphyxiée: « ...
de la boue,/et l'averse toujours...
».
Les éléments grammaticaux et rythmiques révèlent l'aspect négatif,mortuaire presque, de la rue : «...
Pas de livres parus — Passants bêtes — Personne...
».Allitération de la labiale spécialement au début de chaque phrase nominale, négations qui encadrent le vers, pointsde suspension à la fin de trois vers, « lourds », comme ses pas, de l'accablement devant l'absence de toutecommunication, même physique : la majorité des gens obligés de sortir par un tel temps prennent des « fiacres »pour se déplacer ! Il tentera encore de lutter une fois retourné chez lui.
Les actes se suivent, brefs, comme.
»
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