SOI, L'ENFER ET LES AUTRES DANS HUIS-CLOS DE SARTRE
Publié le 22/02/2012
Extrait du document
«
ESTELLEMonsieur, avez-vous un miroir? (Garcin ne répond pas.) Un miroir, une glace de poche, n'importe quoi? (Garcin nerépond pas.) Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace.Garcin demeure la tête dans ses mains, sans répondre.
Donc, Garcin prostré ne répond pas.
Comme le miroir absent retient l'image qu'on lui demande, il laisse en leur vanitéles questions d'Estelle.
Mieux : il cache dans ses mains son visage, ce visage dont l'absence de miroirs le dépossèdepour ne le livrer qu'au seul regard des Autres.
Ce faisant, il reproduit l'image qui inaugure la scène IV sur unquiproquo : «Non ! Non, non, ne relève pas la tête.
Je sais ce que tu caches avec tes mains, je sais que tu n'asplus de visage.»Prélude à l'Enfer, il y a dans les souvenirs d'Estelle un «homme au visage fracassé », cet amant qui «s'est lâché uncoup de fusil dans la figure» après avoir vu son enfant — double de lui-même — disparaître au fond d'un miroir d'eau: «Il a tout vu.
Il s'est penché sur le balcon et il a vu des ronds sur le lac.» Estelle a noyé son enfant — doubled'elle-même —; en une sorte d'abominable mise en abîme, elle lui a fait traverser le miroir, celui-là qui sépare la viede la mort.
Et dans cette traversée, sa propre image s'en est allée.
La mort d'Estelle est effacement non pas tantde la surface de la terre que de celle des miroirs : «Il y a six grandes glaces dans ma chambre à coucher.
Je lesvois.
Mais elles ne me voient pas.
Elles reflètent la causeuse, le tapis, la fenêtre...
comme c'est vide une glace où jene suis pas.»Dans cette chambre de conte de fées ou de bordel, le corps d'Estelle brille par son absence et d'elle donne l'imagequi la résume : celle du vide.
De ce vide qui la rend incapable de responsabilités, incapable d'aimer, et dont n'estqu'une figure parmi d'autres son horreur de la grossesse.
Son horreur de soi.« Voulez-vous que je vous serve de miroir ?» demande Inès à sa «petite alouette».
Estelle a consumé sa vie àéluder les Autres, pour subir en enfer leur retour inéluctable.
Juste retour des choses ; l'enfer sartrien estbanalement compensatoire.
Ainsi pour donner libre cours à son narcissisme, la coquette, renouvelant la thématiquede l'engloutissement, doit-elle désormais se noyer dans le regard d'autrui : «Je vais sourire : mon sourire ira au fondde vos prunelles et Dieu sait ce qu'il va devenir.»Il deviendra ce qu'en feront les Autres dont sa grâce est l'otage : «Si le miroir se mettait à mentir ? Ou si je fermaisles yeux, si je refusais de te regarder, que ferais-tu de toute cette beauté?» Qu'en faire, en effet? Et quel sens,quelle existence a la beauté qui n'est plus l'objet d'aucun regard? D'aucun désir? Ni sens, ni existence, en enfercomme sur terre, ces lieux médiatiques livrés à l'interdépendance.
Mais au Paradis peut-être...
« [ ...] l'enfer, c'est les Autres.
»
Dans cet univers où l'on échoue à être soi, l'identité ne saurait être que de l'ordre de l'Autre.
C'est-à-dire n'êtrepas.
Ou du moins être toujours menacée, dépendante, aléatoire.
Devenu poreux, le soi ontologiquement aboli n'estplus qu'un espace traversé par l'omniprésence des Autres : «[...] j'avais beau m'enfoncer les doigts dans les oreilles,vous me bavardiez dans la tête », se plaint Inès, prenant conscience que son corps ne constitue plus cette limite àl'invasion d'autrui qu'est le corps des vivants.Désespérément ouvert — mais sexuellement inutilisable —, le corps infernal est sans secrets.
Dès la première scène,est évoquée cette caractéristique essentielle de l'anatomie et de la physiologie infernales : les paupières sontatrophiées et le sommeil est impossible.
D'où l'angoisse de Garcin :Je ne dormirai plus...
Mais comment pourrai-je me supporter? Essayez de me comprendre, faites un effort : je suisd'un naturel taquin, voyez-vous, et je...
j'ai l'habitude de me taquiner.
Mais je...
je ne peux pas me taquiner sansrépit : là-bas il y avait les nuits.Le premier Autre dont le damné va devoir subir l'invasion, c'est cette part insupportable de lui-même dont le sommeillibérait sa conscience.
Le premier Autre est en soi.
Réitéré jusqu'à l'obsession, le thème de la lâcheté — thèmesartrien par excellence — repose sur cette dichotomie, en enfer perdue.
Le damné ne dispose plus des ruses quipermettent au vivant d'échapper à lui-même.
Et en premier lieu de cette ruse de la nature qu'est le rêve, grâceauquel l'individu peut reprogrammer son identité afin d'affronter la société des Autres sans que son être s'y dilue.La damnation sartrienne est un passage irrévocable du singulier au pluriel.
L'altérité ne se conçoit que nombreuse :«Je vous vois, je vous vois; à moi seule je suis une foule, la foule», lance Inès au couple Garcin-Estelle.
Dontl'enlacement, parasité, se dénoue.
De la honte comme unique rapport aux Autres
Les héros de Huis clos sont condamnés à subir le regard des Autres.
Soit.
C'est affaire de regard, ici comme ailleursdans la tragédie racinienne.
Et là comme ici, la vue l'emporte sur tout autre sens.
Dans l'univers bavard du théâtre,le moderne rejoint les classiques et fait du discours l'exégèse du regard.
A l'inversion près.En effet, la vue qui blessait d'amour Phèdre ou Néron, victimes béates des images d'Hippolyte ou de Junie, désormaiss'est inversée.
Huis clos est une tragédie de la tournure passive : on n'y souffre pas de voir qui l'on aime, mais biend'être vu de qui l'on hait.
Pourrait-il en être autrement dans un univers d'où l'action est par nature bannie, àcommencer par cette action radicale dont la tragédie par nature est l'éloge : le suicide?Impossible, le rapport aux Autres l'est sous toutes les coutures.
Aucune modalité n'est jamais à même de tisseraucun lien.
En enfer, on ne cesse d'en découdre.
L'indifférence échoue comme l'alliance, comme l'entraide, comme la.
»
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