Septième partie, chapitre VI - Germinal de ZOLA (fin du roman)
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Etienne prit à gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et Crèvecoeur, côte à côte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine qu'il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant d'un bout de la plaine à l'autre. Un coup, et un coup encore, et des coups toujours, sous les champs, les routes, les villages, qui riaient à la lumière : tout l'obscur travail du bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme des roches, qu'il fallait le savoir là-dessous, pour en distinguer le grand soupir douloureux. Et il songeait à présent que la violence peut-être ne hâtait pas les choses. Des câbles coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle inutile besogne ! Cela valait bien la peine de galoper à trois mille, en une bande dévastatrice ! Vaguement, il devinait que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible. Sa raison mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. Oui, la Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup : s'enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient ; puis, le matin où l'on se sentirait les coudes, où l'on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! Le dieu repu et accroupi en crèverait sur l'heure, l'idole monstrueuse, cachée au fond de son tabernacle, dans cet inconnu lointain où les misérables la nourrissaient de leur chair, sans l'avoir jamais vue. Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c'étaient les autres fosses à l'horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel ; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l'air transparent du matin. S'il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire. Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
Ce texte termine le roman, il en est la conclusion, à la fois « réaliste « et « poétique «. Etienne quitte à pied Montsou, en direction de Marchiennes, où il doit prendre le train de huit heures pour Paris. Il est près de six heures du matin, Etienne a encore à parcourir six kilomètres, le soleil vient de se lever, en cette matinée d'avril 1867. Après avoir été hospitalisé pendant six semaines, Etienne est venu faire ses adieux à ses anciens compagnons de la mine, à Jean-Bart. Le travail a repris dans toutes les fosses, à la suite d'une grève de deux mois : les mineurs, vaincus par la faim, n'ont rien obtenu, leur salaire a même baissé.
«
1er paragraphe : « Etienne prit à 2auche le chemin de Joiselle » (1re phrase).
2e paragraphe : « Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame.
débouchait sur le pavé » (1e phrase).
3e paragraphe : « Et sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient » (1e phrase).
Ce déplacement utilitaire, fonctionnel, s'accompagne d'un repérage à la fois visuel et auditif, dontl'activité foisonnante traduit la richesse émotionnelle du personnage et donne sa signification à l'adieuprintanier, comme nous le verrons.
Là encore, le parallélisme, concernant le déplacement, met en évidence les perceptions du marcheur, d'unparagraphe à l'autre :
1 er paragraphe : « II se rappela, il y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie » (2e phrase).
Ce souvenir est déclenché par la vue du chemin de Joiselle.
Autre phrase : « Au loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs fosses » (3e phrase).
2e paragraphe : « A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait.
» (2e phrase).
Le regard se fait alors mobile, il épouse les éléments constitutifs du village, sa topographie.
3e paragraphe : « Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée » (2e phrase). Cette fois, Etienne ne visualise plus : il entend.
L'ouïe prend le relais de la vue pour localiser la présence desmineurs sous terre.
L'appréhension du paysage par la vue est très riche dans le premier paragraphe, elle ne Vest pas moins dans lesecond, plus court.
Dans le troisième, c'est l'ouïe qui est prédominante.
Déjà le premier paragraphe évoquait les coups de rivelaine (le pic des mineurs) qu'Etienne « croyait saisir, au fond de la terre » et qui « tapaient » : ce travail « grondait partout ».
Il va sans dire qu'Etienne n'entend rien de ce travail souterrain : il « croyait » l'entendre car « il fallait le savoir ». En d'autres termes, c'est la mémoire qui, lui rappelant l'expérience vécue, lui épargne même un effortd'imagination, puisque l'impulsion initiale en est fournie par l'image : la vue du chemin de Joiselle lui « rappela » la déambulation des mineurs à travers les fosses, telle que le récit la met en scène dans la cinquième partie duroman (chapitre II : Jean-Bart, chapitre IV : les autres fosses, visitées ou évitées : Gaston-Marie, Mirou,Madeleine, Saint-Thomas, Feutry-Cantel, la Victoire, de nouveau Gaston-Marie et, enfin, Montsou).
C'est par l'oreille qu'Etienne est en mesure de « distinguer le grand soupir douloureux » de ses anciens compagnons, qui travaillaient avec lui au fond de la mine.
L'oeil distingue en surface ce que l'oreille perçoit enprofondeur.
Certes, dans le dernier paragraphe de cet extrait, le récit impose la vue d'une « pièce de betteraves » et signalel'emplacement des lieux (blés, haies, arbres), mais l'important est bien ce qui se déroule « sous ses pieds », « sous cette pièce de betteraves », « sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres ».
Il n'est fait allusion à la végétation («feuilles », « herbes », « graines », « sève », « germes ») que dans la seulemesure où elle a mûri dans la terre mère ; même les hommes germent dans les « sillons ».
La germination est,aussi bien, un enfantement, un accouchement (« Du flanc nourricier jaillissait la vie »).
L'effervescence de la vie souterraine, captée par l'oreille, compose un champ lexical presque aussi riche que celuide la vue.
En voici le détail :
« les coups obstinés [...] continuaient »
il les entendait »
« le souffle montait si rauque » le ronflement du ventilateur » il croyait en reconnaître d'autres »
un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes »
le bruit des germes »
« encore, encore, de plus en plus distinctement » « les camarades tapaient »
c'était de cette rumeur que la campagne était grosse »
la germination allait faire bientôt éclater la terre ».
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Germinal, grand roman du XIXe siècle, met en scène la vie quotidienne des mineurs dans la mine d'Anzin. Dans un passage qui se trouve au cinquième chapitre de la première partie, l'auteur parle surtout des chevaux de la mine. En comparant ce passage à un passage du livre de Simonin, nous étudierons la manière dont Zola utilise la documentation livresque ? Quel sens entend-il donner à ce passage ? Pour quelles raisons intègre-t-il cet épisode dans son oeuvre ?
- Émile Zola, Germinal, partie IV, chapitre 7. Commentaire composé
- Émile Zola, Germinal, Première partie, chapitre 4 (la mine infernale).
- Zola, Germinal, Première partie, chapitre 1, l'arrivée d'Étienne.
- Germinal (Cinquième partie, chapitre V) - Zola : LECTURES MÉTHODIQUES