Septième partie, chapitre V - GERMINAL de ZOLA
Publié le 10/09/2006
Extrait du document
C'était Bataille. En partant de l'accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdument. Il semblait connaître son chemin, dans cette ville souterraine, qu'il habitait depuis onze années ; et ses yeux voyaient clair, au fond de l'éternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il galopait, pliant la tête, ramassant les pieds, filant par ces boyaux minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu'il hésitât. Où allait-il ? là-bas peut-être, à cette vision de sa jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la Scarpe, au souvenir confus du soleil, brûlant en l'air comme une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mémoire de bête s'éveillait, l'envie de respirer encore de l'air des plaines le poussait droit devant lui, jusqu'à ce qu'il eût découvert le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière. Et une révolte emportait sa résignation ancienne, cette fosse l'assassinait, après l'avoir aveuglé. L'eau qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais à mesure qu'il s'enfonçait, les galeries devenaient plus étroites abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand même, il s'écorchait, laissait aux boisages des lambeaux de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l'étouffer. Alors, Etienne et Catherine, comme il arrivait près d'eux, l'aperçurent qui s'étranglait entre les roches. Il avait buté, il s'était cassé les deux jambes de devant. D'un dernier effort, il se traîna quelques mètres ; mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et sa tête saignante s'allongea, chercha encore une fente, de ses gros yeux troubles. L'eau le recouvrait rapidement, il se mit à hennir, du râle prolongé, atroce, dont les autres chevaux étaient morts déjà, dans l'écurie. Ce fut une agonie effroyable, cette vieille bête, fracassée, immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin du jour. Son cri de détresse ne cessait pas, le flot noyait sa crinière, qu'il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit sourd d'un tonneau qui s'emplit. Puis un grand silence tomba.
Fuyant la montée des eaux, Bataille, vieux cheval de mine, familier des lieux depuis onze ans, se précipite dans les voies de « cette ville souterraine «, mais il ne trouve pas « le trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière «. Il meurt, écorché par les boisages, étouffé, brisé, finalement étranglé, dans son effort pour échapper à la mort. Le narrateur fait le récit de sa longue agonie. Bataille galope dans les entrailles du monstre, « filant par ces boyaux minces' de la terre, emplis de son grand corps «. Course insensée, puisque le monstre semble l'enserrer chaque fois plus fort : « De toutes parts, la mine semblait se resserrer sur lui, pour le prendre et l' étouffer. «
«
C'est dire combien ce lieu étrange est sujet à d'incessantes digestions et métamorphoses ; bientôt, on verral'inondation se transformer en un « serpent ».
Les entrailles du monstre du Voreux ne sont donc pas moinsredoutables que sa gueule vorace, postée à la surface du puits.
La fuite vers la lumièreLe galop forcené de Bataille est motivé par le danger de mort, mais également par la recherche de la lumière et de lachaleur du soleil ; « aveuglé » par la mine, Bataille ne renouera pas avec sa jeunesse, ne trouvera pas « le trou, lasortie sous le ciel chaud dans la lumière » ; le soleil, oublié, se réduit, pour ce vétéran de la mine, à une « grosselampe » de mineur et « l' air » de la mine, où brûlent les lampes, ne présente que peu d'analogie avec « l' air desplaines », respiré au cours de sa jeunesse.L'air, le feu de la lumière et du soleil se refusant, la terre n'est pas moins hostile : elle se referme pour étreindre puisétouffer.
Quant à l'eau, dernier élément de cette nature dévastatrice, elle paraît tout autre que celle du moulinnatal situé au bord de la Scarpe.
C'est l'eau qui, s'acharnant, poursuit Bataille et le noiera sous peu.Aussi le cheval a beau rassembler toutes ses forces dans son galop (le verbe galoper est employé 4 fois), il déploiedes efforts inutiles face à l'écrasante supériorité des éléments de la nature.
L'amenuisement des fonctions vitales du grand corps de Bataille
Peu à peu, les fonctions du corps puissant de Bataille s'affaibliront sous l'action conjuguée de l'eau et de la terre.
Audébut, le galop est si emporté qu'il enlève la « tête » pliée, les « pieds » ramassés, soit le « grand corps » ; puis, dans la partie postérieure du corps, les « cuisses » et la « croupe » subissent les coups et la morsure de l'eau. Après quoi, les « membres », endommagés par les aspérités des galeries (« boisages » et « roches »), partent en « lambeaux ».
Ensuite, l'étreinte se resserre pour « étouffer » le corps de l'animal.
Les « jambes » de devant fracturées, les «flancs » coincés par la galerie, Bataille est paralysé dans sa course, sa fonction de locomotion neutralisée.
Enfin, la partie avant du corps est atteinte : la « tête » saigne, les « gros yeux » se troublent, la crinière émerge encore du flot, le cri retentit — un hennissement qui n'est qu'un râle — de la « bouche » qui s'étouffe.
Tout le corps se fond alors dans l'élément liquide, il « s'emplit » d'eau et le silence met fin à l'agonie.
Images et cris
Au début du texte, le galop suscite des images ou des souvenirs d'images : la seconde vue du cheval s'appuie sur lamémoire fonctionnelle de son corps pour s'orienter dans la ville souterraine ou pour découvrir l'issue vers la lumière.Vue et vision ne sont plus qu'affaire de mémoire (« sa mémoire de bête s'éveillait »).
Aveuglé par son séjour dans les ténèbres, Bataille agonise comme pourrait le faire le mineur assailli par les mêmesdangers ; du reste, Etienne et Catherine, témoins de la scène, assistent à une agonie qui pourrait être la leur etc'est par leur regard que nous voyons se dérouler la fin de ce galop, ce qui précède étant le fait d'un narrateuridentifié à l'animal.
Le pathétique de l'agonie résulte de cette situation où Etienne, Catherine, le narrateur, ressentent l'humanité decette agonie.
Le dernier paragraphe implique la sensibilité de ces témoins : le cri « atroce », l'agonie « effroyable », la « détresse » du cri sont autant d'indications qui, tout en se référant au hennissement, spécifient le « râle », tout humain, de l'agonie.
Imparfaits et passés simples
L'élan du galop se mesure au parcours d'un espace de plus en plus resserré ; il s'effectue aussi dans une duréecontinue que soulignent les imparfaits de l'indicatif.
Les plus-que-parfaits, qui les complètent, fournissent une explication par un retour au passé, à la jeunesse (« avait vécu », « était né »)ou à une période récente (« avait galopé »,« étaient morts », « avait buté », « s'était cassé »).
Les passés simples, prédominants à la fin du texte, dans le dernier paragraphe, c'est-à-dire au moment oùcommence l'agonie, s'inscrivent dans la durée ininterrompue des imparfaits, en produisant un effet de rupture :chacun des faits successifs qu'ils consignent prend un relief particulier, jusqu'à la rupture finale (la mort coïncidantavec le silence).
Au mouvement du galop succède l'état émotionnel, lié au jeu de la physionomie (la tête « s' allongea, chercha...
», « il se mit à hennir », « Ce fut », « Il y eut », « un grand silence tomba »).
Les imparfaits prolongent alors ces effets dans la durée car tout suggère la passivité forcée de la victime, notamment l'usage des participes passés(dans des phrases passives).
Ainsi avons-nous ces phrases significatives :
« mais ses flancs ne passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre »
« cette vieille bête, fracassée, immobilisée ».
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