SCÈNES 5, 6, 7 - Acte 4 du Tartuffe de Molière

« reprises il s'apprête à rejeter toute sa famille : femme, enfants, parents, pour suivre Tartuffe, comme les apôtres ont suivi le Christ. Quand Jouvet dit d'Orgon qu'il est dominé par une manie et qu'il veut marier sa fille à Tartuffe parce qu'il veut resterdans l'atmosphère de sa passion, sa passion pour la vertu, sa passion pour la sainteté, cette explication necorrespond qu'à une face du personnage, à son aspect possessif.

Mais cette volonté de possession, de possessionde Tartuffe qu'il veut faire entrer dans sa maison en le prenant pour gendre, en créant entre eux des liens deparenté, cette soif d'appropriation a son envers, un délire de dépossession qui apparaît lorsqu'il exprime avec unesorte d'extase son désir de se séparer des siens, désir qui finalement se concrétise dans la donation. C'est pourquoi quand il apprend qu'il s'est trompé, qu'il a été trompé, le monde s'écroule autour de lui, le ciel luitombe sur la tête.

Elmire ne s'y trompe pas, en femme intuitive, elle devine la profondeur du désastre qu'elle acausé, mais en même temps, elle comprend aussi qu'elle ne compte pas.

Orgon ne pense pas à elle, il ne songe pasà la tirer des griffes de Tartuffe, car il l'a toujours écartée de ses relations avec Tartuffe, des relations d'homme àhomme, celles d'une amitié entière et sans partage, du moins se l'imaginait-il. Dans son égocentrisme, Orgon n'éprouve pas de jalousie pour sa femme, il n'a pas de chagrin d'avoir été évincé parelle dans le coeur de Tartuffe.

Je crois qu'il ne pense qu'à lui et à Tartuffe, à l'image à laquelle il s'était identifié.

Jecrois que s'il attend si longtemps avec une inconscience totale à l'égard d'Elmire, c'est parce qu'il espèrepassionnément que Tartuffe s'exprime sur leur amitié, prononce les paroles qui sauveront cet univers fictif danslequel il a vécu, où il veut vivre, dans ce paradis mental. Orgon est un rêveur, un chimérique.

Ce qu'il aime dans Tartuffe, c'est cette transparence totale des sentiments etdes idées que seule peut donner une personne totalement fausse, qui se laisse modeler par l'imagination de sa dupe.Le désir sexuel de Tartuffe pour Elmire est secondaire par rapport à cet enjeu.

Orgon se redresse quand ces parolesviennent, mais ce ne sont pas les paroles attendues, ce sont des paroles de mépris qui l'écrasent et qui tombentincidemment, qui lui prouvent à quel point il est pour Tartuffe une quantité négligeable.

Alors, c'est la fin de l'espoir.C'est la rupture. Quand il se sent obligé d'expliquer les raisons de sa lenteur à réagir il laisse entendre clairement, avec une sincéritécomique, que ses illusions restaient plus fortes que les faits : « J'ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon, Et je croyais toujours qu'on changerait de ton; Maisc'est assez avant pousser le témoignage : Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.

» La partie d'Elmire Elmire de son côté s'est engagée dans cette affaire pour reprendre Orgon, pour arracher son mari à cette aliénation.Elle veut, il est vrai, empêcher le mariage affreux et sordide avec Mariane, mais elle veut surtout retrouver son mari.Sa rage s'explique par la déception qu'elle éprouve quand elle s'aperçoit que l'attachement de celui-ci à ses illusionsest plus fort que les égards les plus élémentaires qu'il lui doit. Car, arrivée à ce point où tout est devenu clair, rien ne l'empêche de jeter à son tour le masque, rien sinon le pactepassé avec Orgon, ce pacte qui n'est pas respecté.

Quand elle annonce son intention de céder aux désirs deTartuffe, c'est uniquement par provocation à l'égard de son mari, pour se venger de ses dédains.

La torpeur d'Orgonest le signe indubitable d'une inertie affective persistante, de l'absence dans laquelle il la tient, tout absorbé qu'ilest dans l'idée de la perte de Tartuffe, anéanti dans ce qui ressemble fort à un désespoir d'amour, un amourd'autant plus intense qu'il se voulait pur, désincarné, en dépit des pulsions inconscientes qui l'inspiraient. On sent que quelque chose est cassé entre les époux, irrémédiablement.

Et Elmire, bien que victorieuse d'Orgon,sait qu'elle a perdu son pari.

Elle rend à son mari son bon sens, mais elle ne remplira pas son vide spirituel.

Aucontraire, elle restera celle qui l'a arraché à un mirage délicieux. On peut s'interroger sur les lendemains de ce couple.

Mais la hargne qui paraît sous les paroles d'excuse qu'Elmireadresse à Tartuffe laisse à penser que le contentieux est lourd, que les traces seront longues à s'effacer.

Elmire dit, en effet, à Tartuffe pour expliquer la comédie qu'elle a dû lui jouer : « C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci : Mais on m'a mise au point de vous traiterainsi.» On se rappelle « l'injuste pouvoir» qu'Elmire reprochait à Orgon.

L'image du tyran capricieux, égoïste, est plus que jamais présente dans le coeur et l'esprit d'Elmire.

Au fond, Elmire n'en veut pas à Tartuffe.

Il est ce qu'il est.

11 aagi conformément à sa nature et à ses intérêts.

Il fallait le laisser dans son église.

Il ne fallait pas se laisser berner.Pour Elmire, le seul coupable est Orgon.

Elle espérait qu'a l'issue de cette épreuve humiliante pour elle, il saisiraitl'occasion de se réhabiliter.

Elle espérait qu'elle pourrait lui rendre son estime.

Mais il n'en a rien été.

Au moment oùOrgon et Elmire se dressent devant Tartuffe pour lui jeter son hypocrisie à la figure, ils savent au fond qu'ils sontvaincus.

Le vainqueur, c'est Tartuffe, pas seulement sur le plan matériel, mais aussi moralement.

Il n'a été qu'uninstrument d'un règlement de compte familial, le bras du destin.. »