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Sartre: L'installation en enfer (Huis-Clos)

Publié le 01/06/2010

Extrait du document

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Le rideau s'est levé sur un salon second Empire, où le garçon d'étage vient de faire entrer Garcin. Le nouveau venu engage une conversation qui se veut légère et procède d'abord par euphémismes, puis devient soudain grave et précise. GARCIN, redevenant sérieux tout à coup. Où sont les pals ? LE GARÇON GARCIN Les pals, les grils, les entonnoirs de cuir. LE GARÇON Vous voulez rire? GARCIN, le regardant. Ah ? Ah bon. Non, je ne voulais pas rire. (Un silence. Il se promène.) Pas de glaces, pas de fenêtres, naturellement. Rien de fragile. (Avec une violence subite :) Et pourquoi m'a-t-on ôté ma brosse à dents ? LE GARÇON Et voilà. Voilà la dignité humaine qui vous revient. C'est formidable. Quoi ? GARCIN, frappant sur le bras du fauteuil avec colère. Je vous prie de m'épargner vos familiarités. Je n'ignore rien de ma position, mais je ne supporterai pas que... LE GARÇON Là ! Là ! Excusez-moi. Qu'est-ce que vous voulez, tous les clients posent la même question. Ils s'amènent : « Où sont les pals ? « A ce moment-là, je vous jure qu'ils ne songent pas à faire leur toilette. Et puis, dès qu'on les a rassurés, voilà la brosse à dents. Mais, pour l'amour de Dieu, est-ce que vous ne pouvez pas réfléchir ? Car enfin, je vous le demande, pourquoi vous brosseriez-vous les dents ? GARCIN, calmé Oui, en effet, pourquoi? (Il regarde autour de lui.) Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? Tandis que le bronze, à la bonne heure... J'imagine qu'il y a de certains moments où je regarderai de tous mes yeux. De tous mes yeux hein? Allons, allons, il n'y a rien à cacher; je vous dis que je n'ignore rien de ma position. Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe ? Le type suffoque, il s'enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l'eau et qu'est-ce qu'il voit. Un bronze de Barbedienne. Quel cauchemar ! Allons, on vous a sans doute défendu de me répondre, je n'insiste pas Mais rappelez-vous qu'on ne me prend pas au dépourvu, ne venez pas vous vanter de m'avoir surpris; je regarde la situation en face. (Il reprend sa marche.) Donc, pas de brosse à dents. Pas de lit non plus. Car on ne dort jamais, bien entendu ? GARÇON Dame !

Cette page appartient à la scène d'exposition. Elle est un premier regard à la fois sur les personnages et sur la situation dans laquelle ils se trouvent. Le spectateur y voit Garcin découvrant le séjour infernal ; il assiste à son installation sous la conduite un rien blasée du garçon d'étage. La présentation psychologique de Garcin et la description des lieux sont l'occasion pour l'auteur de faire entendre la petite musique propre à son style, un style qui mêle à des accents dramatiques, voire tragiques, une sorte de contre-chant nettement humoristique.

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« comme une menace.

Il y a des accrocs dans le discours de Garcin qui ressemblent à des trous de mémoirevolontaires.Ce personnage, qui à plusieurs reprises prétend «n'ignorer rien de sa situation», n'est en fait qu'un ingénudéconcerté par un état auquel, il est vrai, la vie ne prépare guère : la mort.

Situation par nature inconnaissable apriori et donc radicalement nouvelle, la mort est d'abord une mise au rancart des images qu'on s'en faisait.

Au lieudes pals, des grils et des entonnoirs de cuir, Garcin découvre une salle à manger Louis-Philippe où trône un bronzede Barbedienne : le décor de la quiétude bourgeoise à la place de l'enfer médiéval et chrétien.

La mort commencepar un pied-de-nez et le tragique y devient farfelu.

Dans ce décor qui ne convient pas aux sentiments sublimes,Garcin qui joue les durs ne peut que sembler ridicule.

Aussi, lui qui s'apercevra bientôt qu'il n'est qu'un « cheval debois» dans un manège, s'agite-t-il pour l'heure comme un lion en cage. L'enfer, état des lieux Toute scène de théâtre étant par nature un espace limité, ce sont les mouvements des acteurs qui vont contribuerà donner au spectateur le sentiment du huis clos, de l'oppression, de l'enfermement.

Cette page comporte desindications scéniques à ce titre éloquentes.

Garcin se lève, se promène, s'assied, regarde autour de lui, se relève,frappe avec colère un des fauteuils, s'anime ou se calme, prenant ainsi la mesure du lieu où le voilà confiné.

Un lieudont l'agitation du personnage dit 1 ' étroitesse.Connaître un endroit, c'est d'abord en recenser les objets, or les objets infernaux semblent n'exister que sur le modede l'absence.

Ce sont des objets en négatif, symboliques de cet état de manque qui caractérise l'état de mort.

Dansl'enfer sartrien, point d'instruments de torture, soit ; mais pas de glaces non plus, pas de fenêtres...

et pas debrosses à dents ! Cela nous annonce déjà que le châtiment sera non pas objectif mais subjectif, ou plus exactementque la torture y sera celle d'un sujet privé de toute réflexivité (pas de miroirs), et condamné à être inlassablementobjet du regard d'autrui, d'un regard d'autrui dont il deviendra l'otage et auquel il devra s'offrir tel qu'en lui-mêmel'éternité le change : à savoir mis à nu et sans plus de possibilité d'effacer ses souillures (pas de brosses à dents),que de les oublier dans le sommeil (on ne dort pas).Le seul objet qui pèse sur cette page est le fameux bronze de Barbedienne posé sur la cheminée, aussi inutilequ'immuable et dont la fonction paradoxale est de signaler un monde délivré de toute fonctionnalité, à l'instar de lasonnette aléatoire qui sonne et ne sonne pas, échappant ainsi à toute volonté comme à toute utilité.Le temps de l'enfer est infini, et son espace de même.

Ce que l'on découvre au lever du rideau n'est qu'une celluled'un corps de bâtiment sans fin.

Le discours comme le costume du Garçon nous renseignent sur l'au-delà du décor.Habillé en groom et parlant de ses « clients », ce personnage présente l'enfer comme un grand hôtel international,univers impitoyable et complexe en clin d'oeil à Kafka, dont l'ensemble ne paraît résulter que de la mise en abîme dechacun des éléments : les couloirs n'y mènent qu'à d'autres couloirs, et ainsi de suite sans issue jamais.

On retrouvedans cette imagerie à la fois la figure du labyrinthe antique et celle de la modernité vue sous l'angle de sacomplexité administrative et urbaine.

Pour être humoristique, la mythologie infernale de Huis clos emprunte sa formeà des angoisses bien contemporaines. L'humour infernal La modernité de Huis clos tient pour une grande part au mélange des tons.

Sartre a constamment recours à l'humourpour tempérer le caractère tragique de la pièce et mettre à distance la cruauté de la situation où sont plongés sespersonnages.

« Vous voulez rire ? » demande le Garçon à Garcin, s'adressant du même coup aux spectateurs endroit de se demander s'ils ne sont pas en train d'assister au spectacle d'une farce.De cet humour, cette page est une illustration exemplaire.

Le décalage entre la surprise inquiète du nouvel arrivé etl'attitude sereinement blasée de l'habitué des lieux, par les quiproquos qu'il suscite, est expressément d'ordrecomique.

Comique de situation donc, doublé, du point de vue du Garçon, d'un comique de répétition implicite : «Qu'est-ce que vous voulez, tous les clients posent la même question.» A cela s'ajoute l'utilisation d'euphémismeshumoristiques, comme le mot « clients» pour désigner les damnés, ou d'interjections déplacées, comme cetteexpression «pour l'amour de Dieu», tout à fait incongrue dans la bouche d'un employé de l'enfer.

De même, lasymbolique des objets a-t-elle une fonction ironique.

Représenter la dignité humaine par une brosse à dents, c'estdire combien cette dignité-là se trouve dévalorisée en enfer.

moderne.

Sartre s'y révèle un rénovateur de l'écrituredramatique, proche du théâtre de la distanciation cher à Brecht ou du théâtre de l'absurde à la manière d'unIonesco.

Il invente un style et un univers originaux dont témoigne jusqu'à nos jours le succès ininterrompu de lapièce.

Une pièce où se trouvent représentées une problématique et des angoisses contemporaines.L'humour grinçant de cette page ne reste cependant pas le privilège du Garçon.

Garcin lui-même semble gagné parune volonté de dérision dont on ne sait si elle lui sert à donner le change ou à ressasser avec complaisance lacruauté de sa situation : «Le type suffoque, il s'enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l'eau et qu'est-cequ'il voit? Un bronze de Barbedienne.

Quel cauchemar ! » Et quelle dérision, la mort même n'est plus qu'une mauvaiseblague.Ainsi, dans cette pièce qui avoue son intention philosophique tout en se gardant bien de disserter, l'humour permet-il une économie de moyens qui invite personnages et spectateurs à une réflexion personnelle : « [...] est-ce quevous ne pouvez pas réfléchir?» Conclusion. »

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