RUSSIE. — Influence de la littérature russe sur la littérature française
Publié le 29/11/2018
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RUSSIE. — Influence de la littérature russe sur la littérature française. Si Ton a pu dater la découverte de la littérature russe en France du milieu du siècle dernier, avec Mérimée, c’est seulement vers la fin du xixe siècle que cette littérature commence à exercer sur la culture francophone une influence réelle, qui coïncide à peu près avec la parution du livre de Melchior de Vogué, le Roman russe, en 1886. Seule l’œuvre de Tourgueniev, le plus « occidental » des auteurs russes, fait exception. Bourget (Essais de psychologie contemporaine, I) lui savait déjà gré d’unir, à l’encontre de Zola, élégance de style et réalisme des sujets, « vitalité » et pessimisme; les récits courts de Tourgueniev ont sans doute fourni au Flaubert des Contes des modèles et montré à Maupassant la voie d’un certain naturel dans l’utilisation du fantastique. De façon générale, on remarquera ensuite que, pour les Français, « la littérature russe s’identifie presque à ses romans » (J. Bonamour, le Roman russe). En outre, des écrivains comme Pouchkine ou Gogol, dont la « russité » a pu déconcerter, ne semblent pas avoir joué grand rôle dans l’évolution de la littérature moderne en français.
La diffusion considérable du roman russe (surtout des œuvres de Tolstoï, jugées moins « pathologiques » que celles de Dostoïevski, créateur de « veaux à cinq pattes » [cf. la correspondance entre Gide et Martin du Gard] : 20 000 exemplaires de Guerre et Paix ont été vendus en France durant l’année 1886) s’inscrit dans un contexte de réaction spiritualiste. La pitié, la charité, « la religion de la souffrance », dont Vogüé créditait le roman russe, servent de machine de guerre contre le matérialisme, l’inhumanité, voire l’indécence du roman naturaliste français. Mais pour Romain Rolland, l’un des admirateurs les plus fervents et les plus précoces de Tolstoï, le roman russe incarne aussi l’anti-parisianisme; c’est son exemple qui encouragera l’auteur de Jean-Christophe à concevoir des romans qu’il se plaira lui-même à situer du côté de la Vie, de la Nature, du Peuple. Le roman russe apparaît un peu alors, à la manière de la glande pinéale chère à Descartes, comme le lieu où s’opère miraculeusement la jonction des âmes de Bourget et des corps de Zola. Autour des années 1900, la figure de Tolstoï, bientôt rejointe par celle de Gorki, deviendra pour R. Rolland et pour le Péguy des Cahiers de la Quinzaine le symbole de la résistance que peut opposer au pouvoir injuste des institutions et des Eglises la seule autorité morale d’une conscience d’écrivain ou d’artiste (ce qui constituera, en fait, le sujet de Jean-Christophe et de Clérambault). De façon plus durable, l’ambition d’écrire un Guerre et Paix français est sous-jacente à nombre de romans français du xxe siècle, dont le Feu de Barbusse ou les Thibault. Par opposition aux grandes fresques sociales du roman du XIXe siècle, des écrivains comme Martin du Gard chercheront à retrouver la cohérence et la charge émotive que confèrent au roman de Tolstoï la continuité d’un ensemble qui n’est plus fragmenté en volumes plus ou moins autonomes et le fait que le politique et le social soient perçus à travers le regard tourmenté de quelques représentants « typiques » d’une intelligentsia engagée dans l’histoire de son temps.
Dostoïevski est certainement l’écrivain russe qui a exercé la plus grande influence sur la littérature fran
çaise. Mais il a fallu attendre les années 1910-1920 (cf. l’ouvrage de J.-L. Backès) pour que la complexité et la violence de ses derniers romans cessent de lui être reprochées. Aux yeux de Proust, qui se passionne pour Dostoïevski à la fin de sa vie, comme le prouvent quelques pages célèbres de la Prisonnière, et de Gide, qui prononce au Vieux-Colombier d’importantes conférences sur Dostoïevski en 1923 — à un moment où il s’intéresse aussi à Freud —, le « grand Russe » est avant tout ce romancier de génie qui a découvert la psychologie de l’ambivalence et de l’unité des contraires : amour-haine, orgueil-humilité... La référence à Dostoïevski nourrit les réflexions théoriques qui accompagnent la « révolution romanesque des années 20 » : opposition d’une forme que Gide qualifie de « récit », texte court et limpide, au roman dostoïevskien, long, complexe, capable d’intégrer en son sein les matériaux les plus divers. Claudel, qui admirait la composition symphonique de VIdiot, et Proust ont sûrement été confortés par ce modèle dans leur esthétique de la forme longue, encore minoritaire en France dans les années 20 (cf. Michel Raimond, la Crise du roman des lendemains du naturalisme aux années 20, 1966); renouvellement des techniques du point de vue : révélations différées (ce que Proust appelle le « côté Dostoïevski » de Mmc de Sévigné); renversements de perspective soudains et imprévisibles; clair-obscur dans lequel baignent les motivations de certains personnages, Jacques Rivière dans la N.R.F., 1er février 1922, distinguant les romanciers qui éclairent les « abîmes » et ceux qui choisissent de laisser ces abîmes dans l’obscurité (Gide travaillera sur toutes ces techniques dans les Faux-Monnayeurs, qu’il rédige de 1921 à 1925, en pleine période dostoïevskienne); enfin, invention d’une forme de « monologue dramatique » qui diffère autant du monologue intérieur classique que du monologue intérieur joycien; Camus recourra en 1956, dans la Chute, sur un sujet également très dostoïevskien (un juge-pénitent, homme du meilleur monde, qui avoue avoir laissé se noyer une jeune fille un soir), à une forme de monologue sardonique directement inspiré du Sous-Sol (cf. l’étude de E. Sturm). Dostoïevski a également joué un rôle considérable dans le renouveau de la littérature française d’inspiration chrétienne entre les deux guerres : son œuvre montrait à Claudel, à Mauriac, à Bernanos, ce que pouvait être une littérature moderne du sacré, par rapport à un roman français du XIXe siècle essentiellement profane (Correspondance Claudel-Gide, 1899-1926; Mauriac, le Nouveau Bloc-Notes). Mais, en même temps, cette œuvre représentait pour eux, à l’encontre de toute une tradition « édifiante », un retour salutaire aux sources scandaleuses et paradoxales du christianisme. Gide se réjouissait de ce que le diable y eût droit de cité, et Bernanos se souviendra dans ses romans du visage prosaïque que peut prendre ce diable. La sainteté fait bon ménage avec la maladie chez l’abbé Donissan, « le Curé de campagne », comme chez le prince Muichkine, l’« Idiot », Sous le soleil de Satan reprenant le thème de la séduction d’une jeune fille pauvre par un homme de la bonne société. Le crime constitue souvent, du reste, dans cette littérature, une voie d’accès privilégiée vers la Rédemption. L’œuvre de Dostoïevski a également fasciné les romanciers de l’engagement existentiel. Les Démons ou les Frères Karamazov ont fourni à Malraux ou au Camus de la Peste le modèle du grand roman allégorique moderne dans lequel des « idées » sont débattues et surtout vécues jusqu’à leurs ultimes conséquences par quelques personnages incarnant chacun une vision du monde différente. Un certain type de dialogue, tendu et volontiers emphatique, éclairé par la proximité de la mort qui est là comme épreuve du discours, vient en droite ligne, chez Camus ou chez Malraux, de Dostoïevski. D’autre part, nombre d’essais d’inspiration
«
existentialiste
au sens large se réfèrent à Dostoïevski
po�r poser les problématiques de la communicabilité
(l'Ere du soupçon de Nathalie Sarraute), du suicide (le
Mythe de Sisyphe de Camus), du Mal (les Antimémoires
de Malraux), du terrorisme (l'Homme révolté de Camus),
de la liberté (après-guerre, le fameux : «Si Dieu n'existe
pas, alors toul est permis » revient sous toutes les plu
mes).
La vogue des· adaptations théâtrales de Dos
toïevski, depuis celle des Frères Karamazov de Copeau
en 1911 jusqu'à celle des Possédés de Camus en 1959,
est un indice supplémentaire de 1' attirance constante
qu'exerce sur les écrivains français le discours du per
sonnage dostoïevskien.
On constatera enfin que, de façon
générale, la vision que nombre de romanciers français
du xx• siècle ont de la politique est beaucoup plus proche
de celle de Dostoïevski que de celle de Marx, comme le
déplorait Trotski à propos de Malraux, soit qu'ils s'inspi
rent des Démons pour représenter dans une atmosphère
de bouffonnerie tragique un complot rocambolesque
ourdi par des fils « nihilistes » contre 1' ordre social des
pères (les Ca1•es du Vatican, les Faux-Monnayeurs de
Gide, la Conspiration de Nizan), soit qu'ils insistent
avant tout, comme le font Malraux ou Camus, sur les
implications existentielles, morales et psychologiques de
1' action politique.
«La Russie soviétique est pendant quelques années la
patrie des non-conformismes de tous les pays >>, estimait
Claude Frioux dans son Maïakovski par lui-même
(1961).
Mais le cinéma soviétique semble avoir exercé
beaucoup plus d'influence sur les surréalistes français
que la littérature postrévolutionnaire.
C'est Tchekhov
qui demeure la principale référence du qui fleurit entre 1920 et 1930, précisément au
moment où les Pitoëff font connaître son théâtre au
Vieux-Colombier.
A leur école, Anouilh deviendra le
plus tchékhovien des dramaturges français; dans Cher
Antoine, il joue d'ailleurs à annoncer et à faire survenir
une «répétition » du dénouement de la Cerisaie.
Eugène
Dabit s'est souvenu des Bas-Fonds de Gorki quand il a
fait s'entrecroiser dans un lieu de hasard, l'« hôtel du
Nord», les destins d'un certain nombre de marginaux.
A la période stalinienne du parti communiste français
correspond d'autre part une production romanesque
abondante -et en grande partie oubliée -conforme
aux principes du réalisme soviétique, posés par le
rer congrès des écrivains soviétiques en 1934 et réaffir
més par Jdanov après-guerre.
Cependant, le plus célèbre
des écrivains du Parti, Aragon, semble lui-même plus
redevable (sauf dans les Communistes) aux procédés de
satire politique mis en œuvre par Gogol ou Gorki, qu'il
dévorait dès sem enfance, indique-t-il dans ses Littératu
res soviétiqueJ, qu'à la conception jdanovienne du héros
positif.
Le modèle des romans soviétiques d'histoire
immédiate qui mettent en scène l'avant-guerre de 1914,
la guerre et la Révolution (Alexandre Fadeïev, Alexis
Tolstoï, Mikha.ïl Cholokhov) a pu, en revanche, jouer un
rôle dans la g•!nèse du >.
Et quand il fait
l'éloge de la tr;mscription du langage parlé dans le roman
ou dans la poésie, qui est une des caractéristiques de ses
propres œuvres, c'est à Gorki et à Maïakovski qu'Aragon
se réfère conjointement (on sait qu'il fut en 1930 1' auteur
de poèmes politiques typiquement maïakovskiens : Front
rouge [dans Œuvres poétiques, t.
V, 1930-1933, publiées
en 1975] don1 la violence lui valut quelques démêlés
avec la justice française).
Elsa Triolet, quant à elle,
auteur de nombreuses critiques et traductions relatives à
la littérature d'un pays dont elle est originaire -comme
d'autres écrivains français du xx• siècle tels que Joseph
Kessel ou Henri Troyat-, choisit généralement dans ses
romans des sujets «populistes » et des formes narratives
simples, conformes à un certain goût populaire à la fois
russe et français.
L'influence
de la littérature russe sur la littérature
française tend à décroître à l'âge du >,
qui rejette ces « histoires >> et ces significations dont le
roman russe est, peut-être plus que tout autre, chargé.
En
revanche, la redécouverte tardive du théâtre politique et
satirique de Maïakovski (la Punaise, les Bains) ou de
Boulgakov (l'Ile pourpre) a coïncidé avec l'essor, après
1968, d'un théâtre d'agit-prop à la française, de même
que les traductions des > (les Hauteurs béantes, 1976, de Zinoviev).
La
vieille question :.
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