Rousseau – Les Confessions « Ici commence le court bonheur de ma vie »
Publié le 11/11/2013
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Rousseau – Les Confessions
« Ici commence le court bonheur de ma vie «
Texte
« Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les
paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai
vécu. Moments précieux et si regrettés! ah! recommencez pour moi votre
aimable cours; coulez plus lentement dans mon souvenir, s'il est possible,
que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment
ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour
redire toujours les mêmes choses, et n'ennuyer pas plus mes lecteurs en
les répétant, que je ne m'ennuyais moi-même en les recommençant sans
cesse? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je
pourrais le décrire et le rendre en quelque façon; mais comment dire ce
qui n'était ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que
je puisse énoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment même?
Je me levais avec le soleil, et j'étais heureux; je me promenais, et j'étais
heureux; je voyais maman, et j'étais heureux; je la quittais, et j'étais
heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je
lisais, j'étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au
ménage, et le bonheur me suivait partout: il n'était dans aucune chose
assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul
instant.
Rien de tout ce qui m'est arrivé durant cette époque chérie, rien de
ce que j'ai fait, dit et pensé tout le temps qu'elle a duré n'est échappé de
ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par
intervalles; je me les rappelle inégalement et confusément; mais je me
rappelle celui-là tout entier comme s'il durait encore. Mon imagination, qui
dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde,
compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je
ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passé
peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je
parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger
de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher
aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied.
Le chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer
ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire
le reste à pied. En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie,
et me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n'avais jamais vu de la
pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte
pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en
passant un coup d'œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés
sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention. En 1764,
étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite
montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison
Belle-Vue. Je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et
regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! voilà de la
pervenche! et c'en était en effet. Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il
en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci.
Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que
m'ont faite tous ceux qui se rapportent à la même époque. «
Commentaire composé
Présentation du texte
I. Les composantes du bonheur
a) Un état privilégié
b) Une succession de moments anodins
c) L'importance de la nature
II. Le rôle de la mémoire
a) Le champ lexical de la mémoire
b) L'action de la mémoire
c) Mémoire et bonheur
III. L'importance de l'écriture autobiographique
«
peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'époque dont je
parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra f aire juger
de leur force et de leur vérité.
Le premier jour que nous allâmes coucher
aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied.
Le chemin monte: elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer
ses porteurs, elle voul ut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire
le reste à pied.
En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie,
et me dit: Voilà de la pervenche encore en fleur.
Je n'avais jamais vu de la
pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte
pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur.
Je jetai seulement en
passant un coup d'œil sur celle -là, et près de trente ans se sont passés
sans que j'aie revu de la pervenche ou que j'y aie fait attention.
En 1764,
étant à Cr essier avec mon ami M.
du Peyrou, nous montions une petite
montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu'il appelle avec raison
Belle -Vue.
Je commençais alors d'herboriser un peu.
En montant et
regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! voilà de la
pervenche! et c'en était en effet.
Du Peyrou s'aperçut du transport, mais il
en ignorait la cause; il l'apprendra, je l'espère, lorsqu'un jour il lira ceci.
Le lecteur peut juger, par l'impression d'un si petit objet, de celle que
m'ont fa ite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
»
Commentaire composé
Présentation du texte
Le livre VI a pour épigraphe une citation extraite des Satires
d'Horace : « C'était là l'objet de mes vœux : un domaine assez grand,
avec un jardin, une source vive près de la maison et avec cela un petit
bois », à laquelle il ajoute : « Les dieux m'ont accordé plus et mieux
encore ».
Le livre s'ouvre donc sur une note optimiste et le lecteur peut
s'attendre au récit lumineux de souvenirs heureux.
Aussitôt après
commence l'évocation du « court bonheur » vécu auprès de Mme de
Warens.
On peut naturellement gloser sur le décalage des dates et sur le
« mensonge » de Rousseau, situant à un moment ce qui s'est passé à un
autre.
L'essentiel est bien plutôt dans l'analyse qui est faite des
composantes impalpables, fugitives et pourtant si prenantes d'un bonheur
simple.
Par l'énumération d'une série d'actions qui ne sont pas en elles -
mêmes indissociables de la notion de bonheur, Rousseau tente de cerner
ce qui fait, pour lu i, l'inestimable prix d'instants vécus en harmonie avec la
nature.
Il apparaît pourtant que ce qui fait la valeur de ce bonheur est la
capacité du narrateur à se le remémorer et d'en modifier le rythme, la
durée, peut -être même la nature profonde.
Ainsi se révèle l'importance de
la mémoire et celle de l'écriture autobiographique qui recréent, et font
réellement exister, malgré la difficulté d'exprimer l'ineffable, ce qui a été
trop vite vécu.
Le texte donne ici, en deux étapes successives, une
analyse du bo nheur à travers ses composantes, puis un exemple de la
précision des souvenirs du bonheur.
La deuxième partie offre donc une
double illustration de la première : c'est d'abord un exemple de ces petits.
»
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