Ronsard, étudiant au collège de Coquelet, écrit à l'un de ses amis gentilhomme vendômois, pour l'inviter à partager sa vie laborieuse.
Publié le 09/02/2012
Extrait du document
Mon cher ami,
Il vous souvient, sans doute, d'un petit garçon que son père envoya jadis du château de la Poissonnière au collège de Navarre. L'enfant, habitué à jouir de sa liberté, à s'ébattre sans contrainte à travers champs et forêts, ne tarda pas à s'étioler dans cette « geôle de jeunesse captive ; aussi fallut-il bientôt l'en retirer. Il n'avait pas dix ans; il en a maintenant vingt bien sonnés, et le voici derechef, après avoir parcouru l'Europe, reclus, mais cette fois volontairement et amoureusement, entre les murs d'une école. Je devine votre émoi en apprenant que Pierre de Ronsard, l'ancien page du Dauphin, du duc d'Orléans et de la reine d'Ecosse, le cavalier intrépide, le voyageur aventureux, l'apprenti diplomate, est redevenu, à l'âge où les autres s'émancipent et volent de leurs propres ailes, un humble écolier, l'élève très soumis de maitres vénérés. «Quels événements, quelles influences, vous demandez-vous, ont-ils pu amener pareille conversion? C'est précisément pour satisfaire votre amicale curiosité que j'ai entrepris d'écrire la présente lettre. Dès l'âge de douze ans, je courtisai la Muse ...
«
autant de l'un que de l'autre, si remarquable était la précocité de mon
jeune condisciple.
A la mort de Lazare de Baïf, qui survint il y a quelque six
mois, Daurat prit la direction du collège de Coqueret.
Nous l'y suivîmes.
C'est dans cette studieuse retraite que je vous écris aujourd'hui.
Nous habitons, Antoine et moi, la même chambrette ..
Nous y avons une
compagne : la Pauvreté.
Un seul lit, un seul flambeau.
Les livres èn sont
l'unique ornement, comme ils sont notre unique occupation.
La nuit, tandis
que l'un sommeille, l'autre travaille à la lueur de la chandelle ..
Qu'il y a loin
de cette vie de moines à l'existence vide et dissipée des cours! Je ne regrette
rien, mon cher Ami, de ce que j'ai laissé; la joie d'apprendre et de savoir
passe infiniment les plaisirs décevants dont se repaissent les gentilshommes
domestiqués qui papillonnent autour des rois.
Ah! quelles nobles jouissances engendre le commerce assidu d'un homme
savant! J'en avais eu le pressentiment et l'avant-goût en Allemagne, mais ce
n'en était que l'ombre; maintenant, j'en savoure la réalité.
Notre maître est
un foyer rayonnant; tout ce qu'il anime de son verbe est lumineux et chaud.
Hier, il nous lut, pour la première fois, le «Prométhée » d'Eschyle : « Quoi,
mon maître, m'écriai-je, m'avez-vous caché si longtemps ces richesses?»
Pour tous ceux qui en bénéficient, son enseignement est comme une révé
lation; aussi entourons-nous d'un véritable culte ce professeur déjà illustre.
Autour de sa chaire se groupent des disciples attentifs, dociles et ardents.
Le beau speCtacle que celui de leurs visages tendus vers l'oracle qui parle,
ou penchés sur les textes qu'ils scrutent avidement! Rentrés dans nos cel
lules,.
nous restons animés de la même émulation.
Baïf et moi ne sommes
pas les seuls à nous relayer nuitamment pour que ne chôment point les
livres devenus, à la lettre, nos amis.
Pour mon compte, j'ai voulu lire tout
de suite l' « Iliade » et, trois jours durant, j'ai vécu en la compagnie des
héros d'Homère.
La mythologie n'a plus pour nous de secrets, et la généa
logie des innombrables Olympiens m'est aussi famHièrre que celle des
Ronsard.
Un second mien cousin, Joachim du Bellay, partage depuis peu
toutes nos admirations, et, dès maintenant, me surpasse en l'art des vers.
D'autres, embrasés du même zèle : Etienne Jodelle, Ponthus· de Thyard,
Rein y Belleau, se sont unis à nous pour former « la Brigade », qui se pro
pose rien moins que dé restaurer en France les humanités gréco-latines, et
surtout de créer une littérature nationale.
Nous souffrons, en effet, de l'indigence dans laquelle croupissent les
JeUres françaises.
Tandis que fleurissent la poésie et la prose italiennes,.
nous
sommes présentement l'objet de l'universel mépris.
Pas une œuvre qui
mérite l'attention du public.
Marot a fini de plaire; ses imitateurs en sont
la cause principale.
Notre langue est une gueuse, il la faut enrichir; notre
pensée est moribonde, il la faut revivifier.
Créons des nouveaux mots, à
l'aide du grec et du latin, substantivons verbes et adjectifs, composons, pro
vignons, dérivons; empruntons des vocables imagés à la langue si riche des
métiers; cessons de faire la fine bouche, et accueillons les expressions
savoureuses de nos dialectes provinciaux.
Demandons à l'Italie le secret des
résurrections : dépouillons comme elle les Anciens et pillons-les sans ver
gogne; tous les siècles à venir ne sauraient épuiser leurs trésors.
Mettons
aussi à contribution nos voisins transalpins, les Dante, les Pétrarque, les
Boccace.
Désormais, au lieu des épiceries qui déshonorent la France : chants
royaux, virelais, étrennes et autres formes puériles, cultivons non seulement
l'épopée homérique, virgilienne et dantesque, la tragédie eschylienne, l'épître
horatienne et l'ode pindarique, mais encor(l le sonnet, aussi docte_ que
plaisante invention, qui valut à Pétrarque l'immortalité..
»
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