Romans de Maupassant Extrait: Bel-Ami (Chapitre I) -Commentaire
Publié le 15/03/2015
Extrait du document
Guy de Maupassant
Bel-Ami
Ollendorf, 1901 (pp. 1-22).
Chapitre II ►
Chapitre I
§I
Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.
Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges, mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu’au temps où il portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entr’ouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur l’oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.
L'extrait cité consiste en l'ouverture du roman où le romancier nous propose le portrait en mouvement de son héros, Georges Duroy.
En toile de fond de cette entrée en scène du héros du roman qui s'ouvre, le romancier installe, toujours selon le point de vue de son narrateur omniscient, le cadre spatio-temporel d'une histoire qui débute :
— sur le plan spatial, les informations précises sont peu nombreuses mais suffisantes pour savoir que nous sommes à Paris, « rue Notre-Dame-de-Lorette «, dans un quartier populaire (avec ses « gargotes «) mais à proximité des « boulevards où se jouera plus tard la carrière de Duroy ;
«
t.
E 0 T U R E S M É T.
H G .D j .Q U f S
1 -UN PORTRAIT EN MOUVEMENT
En romancier réaliste attentif à !'entrée en scène de son héros, Maupassant, à
travers le regard du narrateur omniscient du récit, nous offre un portrait très infor
matif de Georges Duroy :
•Le portrait physique : s'il faudra attendre quelques lignes encore au-delà de
cette première page du roman pour connaître la couleur des yeux et des cheveux de
ce« joli garçon», c'est que l'intérêt du romancier portraitiste va d'abord ici à ce
qu'on pourrait appeler, à tous les sens du terme, l'allure du héros:
- allure comme« mouvement» d'abord, car Duroy est quelqu'un qui bouge, qui
avance
(cf les verbes de mouvement) ;
- allure
comme« prestance» surtout, car c'est aussi quelqu'un qui «pose » et
impose son corps :
« il cambra sa taille », « la poitrine bombée ».
De manière mé
tonymique, la vivacité
de« son regard rapide et circulaire »comme les boucles de
sa
moustache frisée sont les deux emblèmes de cette dynamique corporelle.
• Le portrait psychologique : il se déduit, par suggestion, de cette première ap
proche physique qu'il prolonge.
À la fierté de l'allure militaire correspond en effet
une forme de
brutalité du caractère, connotée principalement par les verbes et ad
verbes du dernier paragraphe
(« brutalement », « heurtant », « poussant »,
«battait») et culminant dans la séquence finale:« Il avait l'air de toujours défier
quelqu'un ...
»
Par ailleurs, le long quatrième paragraphe, seul moment d' « immobilité » dans
ce portrait en mouvement, révèle un esprit
calculateur, rivé de manière presque
myope à la matérialité des coûts et« dépenses».
•
Enfin le statut social du héros est clairement explicité.
De façon simple, le
narrateur, dès la seconde phrase, nous révèle son identité d'ancien soldat dont on
apprendra plus tard les
« états de service ».
Mais de manière plus complexe, il sug
gère le caractère pernicieux de cet état qui fait simultanément de Duroy un conqué
rant et un aigri,
un« battant» et un« défraîchi».
L'ultime formule du texte ré
sume d'ailleurs de manière efficace et quasi oxymorique cet état dont va se nourrir
!'ambitieux projet de reconquête du héros :
« par chic de beau soldat tombé dans le civil».
Il -LE DÉBUT D'UNE HISTOIRE
En toile de fond de cette entrée en scène du héros du roman qui s'ouvre, le
romancier installe, toujours selon le point de vue de son narrateur omniscient,
le cadre spatio-temporel d'une histoire qui débute:
- sur
le plan spatial, les informations précises sont peu nombreuses mais suffi
santes pour savoir que nous sommes à
Paris, « rue Notre-Dame-de-Lorette », dans
un quartier populaire (avec ses
« gargotes ») mais à proximité des « boulevards » où se jouera plus tard la carrière de Duroy ;
- sur le
plan temporel, toute l'intrigue de Bel-Ami, à la différence de celle
d' Une vie ( « dépaysée » sous la Restauration), se déroulera dans les années 1880.
La seule mention du «on était au 28 juin »,par l'indétermination de l'année et
celle du pronom
« on », installe le lecteur dans une immédiate complicité chrono
logique.
Ce
« 28 juin » indéterminé est tout simplement celui d'un printemps de
contemporéanité entre le temps supposé de l'intrigue, le temps réel de l'écriture
du roman et le temps de ce lecteur embarqué par le narrateur dans une histoire qui
débute.
lIT:= LE .ROMAN NATURALISTE.
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