ROMAINS Jules : sa vie et son oeuvre
Publié le 01/12/2018
Extrait du document

ROMAINS Jules, pseudonyme de Louis Farigoule (1885-1972). Jules Romains, qui rêvait d’étendre au monde l'unanimité des « copains », reste, littérairement, un solitaire. C’est la rançon d'un tempérament vigoureux, prompt aux certitudes, fidèle aux intuitions — ou aux illusions — de la vingtième année. Loin des avant-gardes ou des néo-classicismes, partis extrêmes du mouvement ou de la résistance à l’intérieur de la république des lettres, il ignore les vogues successives du modernisme futuriste, du cubisme, du surréalisme, de l’existentialisme; il déborde la tradition idéaliste et intellectualiste — celle de Gide et de Valéry —, prédestinée à peupler les manuels et à orner les dissertations; il ne brille ni dans les marges sémillantes du maniérisme (où s’illustrent Cocteau et Morand), ni dans les rangs des « engagés » (de Martin du Gard à Sartre et à Camus, en passant par Malraux), ni dans la procession des convertis. Il est l’homme d’une grande espérance : l’unanimisme; celle-ci inspire une œuvre romanesque considérable et s’incarne en personnages ou en situations qui attestent la créativité d’un démiurge aujourd’hui contesté.
A la recherche de l'unanimité
Poète, romancier, dramaturge, essayiste, moraliste, journaliste politique ou littéraire, Jules Romains appelle obstinément ses contemporains à faire du chaos où ils s’entrechoquent un cosmos puissant et harmonieux. Auvergnat séduit par Paris, il voudrait que les existences agglomérées et bousculées de la grande ville s’unissent et se transcendent en une vie collective, féconde, qui rappellerait la verdeur et la sève des communautés villageoises. Ce dessein anime une philosophie et une esthétique dont les thèmes répondent à un défi de la modernité que d'aucuns préfèrent ignorer en cultivant un passéisme régionaliste ou en se plaçant sous l’invocation d’un classicisme éternel. L’invasion des technologies nouvelles, le transport rapide des hommes et de l’information, l’urbanisation modifient la perception et la représentation de l’espace-temps, et bouleversent les modes de vie et de pensée. La plupart des écoles qui pullulent dans l'interrègne qui sépare le symbolisme du surréalisme sont fascinées par la machine et l’artifice : elles entendent que les formes mêmes de la mimesis s’accordent à l’accélération des techniques. D'où une tendance générale à la désintégration formelle de l’art, fragmenté en vues ou en impressions violentes et juxtaposées : poésie « futuriste » de la discontinuité, de la syncope, de l’ellipse, qui caractérise mainte pièce d’Apollinaire, de Cendrars, de Larbaud ou de Cocteau.
A cette séduction du mécanique, Romains oppose un modèle organique : les rassemblements humains, qui « sont, chacun, un tout réel, vivant, doué d’une existence globale et de sentiments unanimes »; depuis les unions inconstantes et fugaces — celles des carrefours, des théâtres, des marchés —jusqu'aux liaisons entrecroisées de la mégalopolis, véritable organisme pluriel. Chaque groupe acquiert des propriétés irréductibles à ses parties et développe des émotions spécifiques : tout en adaptant les intuitions d'Emerson ou de Walt Whitman (la « surâme » ou l'amour universel), les théories de Durkheim sur l’âme des foules, Romains, à la suite de Jean-Marie Guy au (l'Art au point de vue sociologique, 1887), confère au poète le pouvoir de «conscientiser» les collectivités, de réaliser une intersubjectivité, dès maintenant immanente, en surmontant la scission entre le subjectif et l’objectif.
La « Ville consciente », poème liminaire du premier recueil, l'Ame des hommes (1904), évoque l’émergence d'une âme commune, grâce à la médiation du poète, à partir de la confuse multiplicité urbaine. Thème majeur et dominant que cette « catalyse », métamorphose et illumination : depuis le Bourg régénéré, conte de 1906. jusqu’au drame de Cromedeyre-le-Vieil (1920), où l'on assiste au réveil d’un village, en passant par l'Armée dans la ville (1911), qui met en scène la prise de conscience collective d'une cité confrontée à l'occupation étrangère, Mort de quelqu'un (1911), qui illustre la force socialisante d’un décès et d'un deuil, traumatismes collectifs, ou les Copains (1913), à la gloire d’une bande d’amis dont les farces et les canulars tirent une bourgade provinciale de son sommeil. Une sorte de happening fourni par le hasard ou provoqué par des excitateurs élève les virtualités dormantes de la vie à une activité imprévisible : le « vitalisme », ici, n’est pas quiétisme, mais joyeux activisme.
L'unanimisme est une vision du monde qui postule des liens mystiques entre les individus, entre l’homme et la nature, jusqu’à l'intuition d'une universalité spirituelle d’essence divine (Manuel de déification, 1910). Cet optimisme métaphysique — proche du panthéisme — qui arrache les êtres à leur solitude pour les insérer dans un réseau cohérent et finalisé de relations mentales plus importantes que la causalité mécanique commande une morale sociale et une politique : faire converger les volontés constructives et les actions concrètes afin que l'humanité, unie, édifie la « république universelle », sous la conduite de l’Européen qu'exaltent les poèmes de l'Homme blanc (1937). Volontarisme que chrétiens et marxistes jugent illusoire, eux qui renvoient l'unité heureuse à un au-delà eschatologique.
L’esthétique unanimiste, en poésie, refuse à la fois les déliquescences de la psychologie introspective et les raffinements formels du symbolisme : elle réclame un vers rythmé, syllabique, contre les vers-libristes, et, contre les puristes néo-classiques, un vers simplement assonancé; une rhétorique sans subtilités ni ésotérisme (Petit Traité de versification, 1923, en collaboration avec Georges Chennevière). Les poèmes de Jules Romains abondent en bonheurs d’expression qui doivent peu à ces théories :
Une brume pareille à l'âme Semble rêver ce que je vois Toute chose a pris la couleur Du sommeil et de la mémoire.
Cependant bien des pièces côtoient fâcheusement le prosaïsme; elles manquent d'un relief et d'un souffle proprement poétiques. Le lyrisme et l’épique semblent plus voulus que trouvés : ils ne se gravent pas dans le souvenir en impressions ou en formules inoubliables. Beaucoup de recueils, malgré leurs images et les exaltations qu'inspirent le spectacle des villes et de la nature, ou le souffle de l'événement historique, se lisent comme des chroniques; ils ne sont dotés ni d’une forme décisive ni d'une essence qui diffuserait en eux sans se diluer.

«
globale
et de sentiments unanimes >>; depuis les unions
inconstantes et fugaces -celles des carrefours, des théâ
tres.
des marchés -jusqu'aux liaisons entrecroisées de
la mégalopolis.
véritable organisme pluriel.
Chaque
groupe acquiert des propriétés irréductibles à ses parties
et développe des émotions spécifiques : tout en adaptant
les intuitions d'Emerson ou de Walt Whitman (la
« surâme >> ou l'amour universel), les théories de
Durkheim sur l'âme des foules.
Romains.
à la suite de
Jean-Marie Guyau (l'Art au point de vue sociologique.
1887), confère au poète le pouvoir de « eonscientiser »
les collectivités, de réaliser une intersubjectivité, dès
maintenant immanente, en surmontant la scission entre
le subjectif et l'objectif.
La « ViJie consciente», poème liminaire du premier
recueil.
I'Anw des hommes ( 19 04), évoque l'émergence
d'une âme commune, grâce à la médiation du poète, à
partir de la confuse multiplicité urbaine.
Thème majeur
et dominant que cette « catalyse >>, métamorphose et illu
mination : depuis le Bourg régénéré, conte de 1906, jus
qu' au drame de Cromedeyre-le- Vieil ( 1920).
où l'on
assiste au réveil d'un village, en passant par l'Armée
dans la 1•illt (191 1 ).
qui met en scène la prise de
conscience collective d'une cité confrontée à l'occupa
tion étrangère:, Mort de quelqu'un ( 191 1 ), qui illustre la
force socialisante d'un décès et d'un deuil.
traumatismes
collectifs, ou les Copains (191 3), à la gloire d'une bande
d'amis dont les farces et les canulars tirent une bourgade
provinciale de son sommeil.
Une sone de happening
fourni par le hasard ou provoqué par des excitateurs
élève les virtualités dormantes de la vie à une activité
imprév isible : le «vitalisme>> , ici, n'est pas quiétisme,
mais joyeux �tctivisme.
L'unanimi >me est une vision du monde qui postule
des liens mystiques entre les individus, entre l'homme ct
la nature, ju>qu'à l'intuition d'une universalité spiri
tuelle d'essence divine (Manuel de déification, 191 0).
Cet optimisme métaphysique -proche du panthéisme
- qui arrache les êtres à leur solitude pour les insérer
dans un réseau cohérent et finalisé de relations mentales
plus importantes que la causalité mécanique commande
une morale sociale et une politique : faire converger les
volontés constructives et les actions concrètes afin que
l'humanité, unie, édifie la «république universelle»,
sous la conduite de l'Européen qu'exaltent les poèmes
de l'Homme blanc ( 19 37).
Volontarisme que chrétiens
et marxistes jugent illusoire, eux qui renvoient l'unité
heureuse à un au-delà eschatologique.
L'esthétique unanimiste.
en poésie.
refuse à la foi
les déliquescences de la psychologie introspective et les
raffinements formels du symbolisme : elle réclame un
vers rythmé, syllabique, contre les vers-libristes.
et,
contre les puristes néo-classiques, un vers simplement
assonancé; une rhétorique sans subtilités ni ésotérisme
(Petit Traité de versification, 1923, en collaboration avec
Georges Chennevière).
Les poèmes de Jules Romains
abondent en bonheurs d'expression qui doivent peu à ces
théories :
Une brume pareille à l'âme
Semble rêver ce que je vois
Toute chose a pri s la couleur
Du sommeil et de la mémoire.
Cependant bien des pièces côtoient fâcheusement le
prosaïsme; elles manquent d'un relief et d'un souffle
proprement poétiques.
Le lyrisme et l'épique semblent
plus voulus que trouvés : ils ne se gravent pas dans le
souvenir en impressions ou en formules inoubliables.
Beaucoup de recueils, malgré leurs images et les exalta
tions qu'inspirent le spectacle des ville et de la nature,
ou le souffle de l'événement historique, se lisent comme
des chroniques; ils ne sont dotés ni d'une forme décisive
ni d'une essence qui diffuserait en eux sans se diluer.
La
geste romanesque
Aussi bien, par une sorte de pente fatale.
la prose,
chez Romains, l'emporte peu à peu sur le vers; ce sont
d'abord des contes, des récits, des nouvelles qui évo
quent ces moments intenses où l'opacité de l'habituel
s'éclaire de conscience: puis la trilogie Psyché
(Lucienne, 1922; le Dieu des corps, 1928; Quand le
navire ...
, 19 29), œuvre qui annonce 1 'ultérieure polypho
nie, avec sa vision binoculaire sur les mêmes événements
(le récit de l'amante, celui de l'amant.
!"alternance de
leurs voix dans le silence de la séparation), très moderne
par le dévoilement interne au récit de sa construction ct
de son écriture.
La doctrine s'y traduit par l'histoire
d'une ascèse et d'une émergence: deux êtres, par
r amour et la sensualité, se fondent et deviennent un
« unanime >> qui tient la connaissance de sa mystique
unité dans la séparation même.
La décennie théâtrale qui
s'ouvre en 1923 n'est qu'une brillante parenthèse, une
période de latence et de préparation où l'écrivain médite
et dessine le cycle romanesque le plus considérable du
xx< siècle français.
Les Hommes de bonne volonté ( 1932-1 946), avec
leurs vingt-sept volumes, forment une fresque de la vie
nationale française de 1908 à 1933 qui appara]t, d'abord,
comme l'ultime pointe de l'élan réaliste vers la représen
tation totale (une fois aboli le code néo-classique qui
filtrait les indices et limitait la forme littéraire); on pense
à la Comédie humaine de Balzac, aux Rougon-Macquart
de Zola.
Mais Jules Romains, sans renier cette tradition.
veut arracher le genre à sa sclérose et à ses conventions :
si chaque œuvre forme un tout (modèle dramatique),
avec de légères attaches à ses voisines, « l'unité de l'en
semble reste précaire et flottante>>; si le destin d'un
homme ou d'une famille se disperse sur plusieurs romans
(modèle biographique), la réalité s'appauvrit et se rétré
cit à la mesure de cette perspective restreinte.
La geste
doit rendre l'incohérence, le décousu, les discontinuités,
les impasses qui caractérisent l'expérience vécue: d'où
la juxtaposition d'une multitude d'intrigues qui se croi
sent ou s'ignorent, et qui composent la diversité du réel.
Ainsi le premier tome, le 6 Octobre, donne une vision
simultanéiste.
une stratigraphie d'une journée de 1908 :
pulsations puissantes de Paris, décrit comme un véritable
être collectif, qui englobe les existences séparées des
ouvriers et des industriels, des familles nobles et bour
geoises, du futur meurtrier Qui nette et de 1' affairiste
Haverkamp.
d'un jeune peinLre et de l'« intellectuel »
Jerphanion: Verdun (tome XVI) éclaire la grande bataille
par une sorte de « polyscopie >> : officiers et soldats des
unités combattantes, état-major et général en chef, sec
teurs latéraux du front, arrière -plus ou moins affecté
par le choc meurtrier des masses humaines.
Cet éclatement du récit préfigure les dissolutions
beaucoup plus radicales du contem
porain; il rappelle les techniques inaugurées par John
Dos Passos dans Manhattan Transfer en 1925 -et repri
ses plus tard par Sartre; il permet une vision plurielle,
décentrée, objective par la multiplicité de ses focalisa
tions, et une construction romanesque polyphonique.
De
nombreux milieux sont décrits, par l'intermédiaire de
personnages plus ou moins exemplari és: les événements
historiques sont abordés de front (par la mise en scène
de leurs protagonistes réels) et de biais (par leurs réper
cussions sur les acteurs du cycle).
Pas de raffinements
descriptifs, d'analyses psychologiques filées: des tou
ches larges, suggestives, puissantes, pour restituer la
couleur et la présence des formes, le mouvement des
forces sociales, la vitalité confuse d'un quart de siècle
fécondé par les efforts modestes ou audacieux de ceux
qui cherchent à bâtir un monde plus juste, les « hommes
de bonne volonté >>..
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