Romain Gary (1914-1980), La Promesse de l'aube [«Tu seras ambassadeur!»]
Publié le 27/12/2019
Extrait du document
Ma mère revenait de ses périples à travers la ville enneigée, posait ses cartons à chapeaux dans un coin, s'asseyait, allumait une cigarette et me regardait avec un sourire radieux.
— Qu'est-ce qu'il y a, maman?
— Rien. Viens m'embrasser.
j'allais l'embrasser. Ses joues sentaient le froid. Elle me tenait contre elle, fixant, par-dessus mon épaule, quelque chose de lointain, avec un air émerveillé.
Puis elle disait :
— Tu seras ambassadeur de France.
Je ne savais pas du tout ce que c'était, mais j'étais d'accord. Je n’avais que huit ans, mais ma décision était déjà prise : tout ce que ma mère voulait, j’allais le lui donner.
- Bien, disais je, nonchalamment.
Aniela1, assise près du poêle, me regardait avec respect. Ma mère essuyait des larmes de bonheur.
Elle me serrait dans ses bras.
- Tu auras une voiture automobiles
Bile venait de parcourir la villes à pied, par dix degrés au-dessous de zéro.
- Il faut patienter un peu, voilà tout.
Le bois craquait dans le poêle de faïence. Dehors, la neige donnait au monde une étrange épaisseur et une dimension de silence, que la clochette d’un traîneau venait souligner parfois. Aniela, la tête penchée, était en train de coudre une étiquette «Paul Poiret, Paris» sur le dernier chapeau de la journée. Le visage de ma mère était à présent heureux et apaisé, sans trace de souci. Les marques de fatigue avaient elles-mêmes disparu; son regard errait dans un pays merveilleux et, malgré moi, je tournais la tête dans sa direction pour chercher à apercevoir cette terre de la justice rendue et des mères récompensées. Ma mère me parlait de la France comme d’autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu me débar-rasser entièrement de cette image féerique d’une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice.
(Romain Gary, la Promesse de l'aube, chap. 6, Ed. Gallimard, 1960.)
La mère et son fils, émigrés russes, se sont installés provisoirement à Wilno en Pologne, en attendant de se fixer en France. Leur situation matérielle est déplorable. La mère gagne sa vie en vendant des chapeaux.
Idée directrice
L’enfant se sent investi d’une mission : répondre aux espoirs de sa mère qui a projeté sur lui tous ses rêves.
Structure du texte
Le passage comprend deux parties :
— un dialogue où la mère exprime ses rêves (1. 1 à 24);
- une évocation du monde d’illusion dans lequel vivent les personnages (l. 25 à 43).
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