Roland DORGELÈS, Les Croix de bois
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
Dans l'eau verdâtre, qui frissonnait à peine, les hauts peupliers plongeaient jusqu'à leur cime, comme s'ils avaient encore cherché du ciel dans l'eau tranquille. Une grosse péniche dormait près de la berge, couchée sur le côté. Ses planches arrachées laissaient voir la cale vide, entre ses énormes côtes de bois, et l'on se demandait comment cette carcasse de baleine était venue s'échouer si loin. La rivière froufroutait, en se brisant sur les bateaux du pont. C'étaient de ces petites barques, vertes ou noires, de pêcheurs, qu'on mène d'une rame indolente, les beaux dimanches d'été. À l'avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : « Lucienne Brémont-Roucy «. Un éclat d'obus l'avait blessée au côté. Tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de branches croisées, regardaient l'eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaine inondée, où les képis rouges flottaient comme d'étranges nénuphars. Avec la crue, les croix devaient s'en aller, au fil de l'eau grise, pour accoster on ne sait où, près d'un enfant qui épellerait sur la planche rongée : « ... infanterie ... pour la France ... « et s'en ferait un sabre de bois. On eût dit que ces morts fuyaient leurs tombes oubliées, et la file infinie des autres morts les regardait partir, leurs croix si rapprochées qu'elles semblaient se donner la main.
Roland DORGELÈS, Les Croix de bois, 1919.
1. Les képis rouges sont ceux des soldats français enterrés là.
Dans Les Croix de bois, Roland Dorgelès raconte la guerre de 1914 telle que la vit le soldat sans grade. Chargé d'une mission, le narrateur traverse, lors des crues de l'automne, une région inondée où se sont déroulés, quelques mois auparavant, les premiers combats de la guerre.
I. Paysage après la bataille :
- un paysage d'eau tranquille ; - mais sourdement inquiétant ; - car la mort et la destruction rôdent.
II. Les traces de la guerre :
- les objets blessés ; - l'absence de toute vie humaine ; - l'invasion des morts.
III. Les métamorphoses du bois :
- bois mort : carcasses ; - croix de bois : symboles ; - la peur de l'oubli ; - ultime métamorphose : sabres de bois.
«
inondée.
Au milieu du désastre, elle garde un visage de calme, avec sa couleur « verdâtre » et son aspect «tranquille ».
Plus loin, le narrateur écrit même que « la rivière froufroutait ».
Nulle inquiétude, nulle menace dans cebruit qui évoque, plutôt qu'une force destructrice, l'image d'une femme en robe longue, belle et aimable.
D'ailleurs, cette eau, elle « frissonnait à peine » ; elle vit donc, mais d'une vie presque humaine et amicale.
Toutsemble si serein dans ce paysage que les bateaux eux-mêmes semblent être séduits et se reposer :
une grosse péniche dormait ».
L'image est sécurisante : la « péniche » évoque une eau paisible, des activitéscommerciales sans risques, que viennent renforcer l'adjectif « grosse » qui inspire la confiance et le verbe
dormait » qui traduit la sérénité du chat endormi « près de la berge ».
Couchée sur le côté », elle ressemble bien à un animal domestique qui sommeille sans crainte et n'en inspirepas davantage.
D'autres bateaux apparaissent : « c'étaient de ces petites barques, vertes ou noires, depêcheurs ».
Tout, ici encore, respire la paix et le bonheur : activité pacifique des pêcheurs à la ligne, couleursvives de bateaux au format réduit.
Il y a même un nom que l'on peut lire sur « la plus fraîche, peinte en
blanc : Lucienne Brémont-Roucy ».
L'élément féminin domine (on a vu que la rivière « froufroutait ») et voilà qu'une« vraie » femme apparaît maintenant, un nom du moins.
Qui est cette Lucienne ? La barque où est peint ce nom,est « fraîche » comme elle, on l'imagine.
On l'imagine belle et heureuse sur cette barque « qu'on mène d'une rameindolente ».
Ici, tout invite au repos, « les beaux dimanches d'été », où l'on n'a rien de bien précis à faire :seulement vivre, respirer l'air pur, profiter des beaux jours, aimer une certaine Lucienne et, paresseusement,attendre la fin de la journée en Faisant glisser la barque de façon « indolente ».
On pense à certaines nouvelles deMaupassant.
Tout cela évoque le passé.
Pour l'heure, tout paraît immobile, ou presque, et figé : l'eau « frissonnait » certes, mais « à peine » ; tout sembleun peu inerte aussi : la péniche « dormait ».
Plutôt étrange cette péniche qui n'accomplit plus sa fonction ! Et «couchée sur le côté »...
est-ce une position pour un bateau ? Cette « eau verdâtre » même, à la réflexion, est-ellesi agréable à regarder ? Un peu plus loin, on parle même du « fil de l'eau grise ».
Quelque chose d'étouffant semblemême planer sur le paysage : ainsi les « peupliers » qui « plongeaient jusqu'à leur cime ».
On a l'impression d'undérèglement, avec ces arbres qui habituellement bordent la rivière et qui, maintenant, semblent se trouver dedanset cherchent à respirer « comme s'ils avaient encore cherché du ciel dans l'eau tranquille ».
De toute évidence, ilsluttent ; ils regardent le « ciel », symbole de vie et d'espérance, englués qu'ils sont dans Yélément liquide, certes «tranquille », mais soudain menaçant dans sa tranquillité même.
D'ailleurs, à y regarder de plus près, et dès le début du texte, on peut voir que la violence s'insinue peu à peu.
Ainsi,les planches de la péniche sont « arrachées » ; plus loin, la rivière « froufroutait » certes, mais « en se brisant surles bateaux du pont ».
Tout semble d'un coup livré à la destruction : les peupliers étouffent et se tournent vers leciel, tout est arraché, brisé.
Bientôt, sur la rivière, apparaît une étrange végétation, « comme d'étranges nénuphars» : ce sont les « képis rouges » qui « flottaient ».
Que font-ils là ? Dans ce paysage que l'on pouvait croire idylliqueet qui n'est, peut-être, qu'indifférent, la nature se déchaîne sous la forme d'une inondation.
Mais s'en mêle aussi lacruauté des hommes La guerre est venue là quelques mois plus tôt faire ses ravages.
La guerre, en effet, est partout présente dans le texte.
Même si elle n'est pas là directement, on peut la suivre à latrace car elle est passée sur ce paysage dévasté.
Certes, au début, les dégâts semblent être surtout
l'oeuvre de la nature déchaînée, des inondations.
Ainsi, la péniche aux « planches arrachées » ou les bateaux brisés.À moins que, comme ces peupliers, la cime dans l'eau, ils aient été la cible des tirs destructeurs ? Mais dès la fin dudeuxième paragraphe, le doute n'est plus permis : « un éclat d'obus l'avait blessée au côté ».
La guerre montre icisa violence en faisant soudain irruption dans le texte avec l'« éclat d'obus » et la blessure.
La forme employée,volontairement ambiguë, laisse planer le doute : qui est blessée ? La barque ou la belle inconnue, Lucienne Brémont? Soudain, tout ce que le texte évoquait précédemment semble bien loin : « les beaux dimanches d'été », les partiesde pêche, la « rame indolente » ; tout cela appartient bien au passé et prend la forme de la nostalgie.
Nostalgie dubeau temps en hiver, nostalgie, surtout, de la paix en temps de guerre où on est condamné à oublier LucienneBrémont et tout ce qu'elle représentait.
C'est cela aussi, la guerre : ces rêves brisés, cette blessure « au côté ».Ainsi, le narrateur regarde ce paysage inondé et étrange : il semble disparaître dans le paysage, témoin anonyme,comme dépossédé de toute personnalité précise : « on lisait un nom », « on en voyait partout », « on ne sait où »,« on eût dit ».
Le pronom indéfini traduit cette dépossession de soi, comme peu à peu le paysage se dépossède lui-même et se laisse investir par une étrange invasion de croix.
Dans ce paysage endormi où n'apparaît aucun humain,aucun être de chair et d'os — excepté le narrateur, qui joue ici le rôle de témoin —, il n'y a que des objets.
Il y a,certes, un enfant en fin de texte, mais il n'est pas directement présent dans le paysage, il est purement imaginaire,hypothétique, il habite « on ne sait où ».
On pourrait même ajouter « on ne sait quand », dans un improbable avenir.Il est exclu de ce lieu de mort, peuplé exclusivement de morts : « Tout le long de la berge, des croix de bois, grêleset nues...
»Et il y en a partout puisque non seulement elles sont le « long de la berge », mais on en trouve aussi sur l'eau, «jusque dans la plaine inondée ».
Le paysage tranquille du début, où la paix pouvait encore se discerner, la paixd'avant, la vraie paix, se métamorphose bientôt en une autre sorte de paix, celle des cimetières, celle des champsde croix de bois qui s'étendent à l'infini dans tous les paysages où se sont livrés depuis le début du siècle lescombats les plus acharnés, les plus cruels, que l'espèce humaine ait jamais vécus.
Ils deviennent, ces étranges.
»
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