Rodrigue provoque le Comte. (CORNEILLE. Le Cid. Acte II, sc. 2)
Publié le 01/05/2011
Extrait du document
LE COMTE, D. RODRIGUE D. RODRIGUE A moi, comte, deux mots. LE COMTE Parle. R. RODRIGUE Ote-moi d'un doute. Connais-tu bien don Diègue? LE COMTE Oui. D. RODRIGUE Parlons bas, écoute : Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l'honneur de son temps? Le sais-tu? LE COMTE Peut-être. D. RODRIGUE Cette ardeur que dans les yeux je porte, 5 Sais-tu que c'est son sang? Le sais-tu? LE COMTE Que m'importe ! D. RODRIGUE A quatre pas d'ici je te le fais savoir. LE COMTE Jeune présomptueux! D. RODRIGUE Parle sans t'émouvoir. Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées La valeur n'attend point le nombre des années. 10 LE COMTE Te mesurer à moi! Qui t'a rendu si vain, Toi, qu'on n'a jamais vu les armes à la main? D. RODRIGUE Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître, Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître. LE COMTE Sais-tu bien qui je suis? D. RODRIGUE Oui; tout autre.que moi 15 Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi. Les palmes dont je vois ta tête si couverte Semblent porter écrit le destin de ma perte. J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur; Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur. 20 A qui venge son père il n'est rien d'impossible; Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. LE COMTE Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens, Par tes yeux chaque jour se découvrait aux miens, Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille, 25 Mon âme avec plaisir te destinait ma fille. Je sais ta passion, et suis ravi de voir Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir, Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime, Que ta haute vertu répond à mon estime, 30 Et que voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne me trompais point au choix que j'avais fait. Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse, J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal, 35 Dispense ma valeur d'un combat inégal, Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire : A vaincre sans péril on triomphe sans gloire. On te croirait toujours abattu sans effort, Et j'aurais seulement le regret de ta mort. 40 D. RODRIGUE D'une indigne pitié ton audace est suivie, Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie? LE COMTE Retire-toi d'ici. D. RODRIGUE Marchons sans discourir. LE COMTE Es-tu si las de vivre? D. RODRIGUE As-tu peur de mourir? LE COMTE Viens, tu fais ton devoir, et le fils dégénère, 45 Qui survit un moment à l'honneur de son père.
I. — L'ensemble. - 1° Nature du morceau. Un dialogue, extrait d'une tragédie de Corneille, le Cid. — Dialogue signifie conversation entre deux personnages; mais on a étendu la signification du mot, et l'on appelle dialogue toute scène de théâtre où figurent plusieurs interlocuteurs; on y oppose le monologue, où l'acteur, seul sur la scène, réfléchit à haute voix et cause avec lui-même. Le dialogue est la forme obligée de tout ouvrage dramatique. — 2° Ce morceau est tiré du Cid, acte II, scène 2. Au premier acte de la tragédie, on a d'abord appris que Rodrigue, fils de Don Diègue, aimait Chimène, fille du comte Don Gormas, et qu'il en était aimé; le Comte, questionné par Elvire, confidente de Chimène, a déclaré qu'il donnerait son consentement à ce mariage. Mais Don Diègue ayant été choisi par le Roi comme gouverneur de son fils, le Comte se croit victime d'une injustice, et insulte Don Diègue : emporté par l'orgueil et par la colère, il soufflette le vieillard, qui, impuissant à se défendre, remet son épée aux mains de son fils Rodrigue. Pris entre son amour pour Chimène, et son devoir qui l'oblige à venger l'honneur de sa famille en provoquant le père de celle qu'il considère déjà comme sa fiancée, Rodrigue hésite un instant, mais il se décide pour le devoir, et va à la recherche du Comte.
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EXEMPLE D'EXPLICATION
I.
— L'ensemble.
- 1° Nature du morceau.
Un dialogue, extrait d'une tragédie de Corneille, le Cid.
— Dialogue signifieconversation entre deux personnages; mais on a étendu la signification du mot, et l'on appelle dialogue toute scènede théâtre où figurent plusieurs interlocuteurs; on y oppose le monologue, où l'acteur, seul sur la scène, réfléchit àhaute voix et cause avec lui-même.
Le dialogue est la forme obligée de tout ouvrage dramatique.
— 2° Ce morceauest tiré du Cid, acte II, scène 2.
Au premier acte de la tragédie, on a d'abord appris que Rodrigue, fils de DonDiègue, aimait Chimène, fille du comte Don Gormas, et qu'il en était aimé; le Comte, questionné par Elvire,confidente de Chimène, a déclaré qu'il donnerait son consentement à ce mariage.
Mais Don Diègue ayant été choisipar le Roi comme gouverneur de son fils, le Comte se croit victime d'une injustice, et insulte Don Diègue : emportépar l'orgueil et par la colère, il soufflette le vieillard, qui, impuissant à se défendre, remet son épée aux mains de sonfils Rodrigue.
Pris entre son amour pour Chimène, et son devoir qui l'oblige à venger l'honneur de sa famille enprovoquant le père de celle qu'il considère déjà comme sa fiancée, Rodrigue hésite un instant, mais il se décide pourle devoir, et va à la recherche du Comte.
II.
— Plan de la scène.
— Remarquable par sa rapidité et par sa concision énergique, cette scène est cependantcomposée avec la méthode qui caractérise toute la littérature du dix-septième siècle.
— i° Dans les six premiersvers, Rodrigue interpelle le Comte et lui pose trois questions au sujet de Don Diègue; le Comte répond brusquement,en homme qui veut esquiver toute explication.
— 2° Au vers 7, Rodrigue provoque directement le Comte : A quatrepas d'ici je te le fais savoir; et jusqu'au vers 22, les deux personnages échangent des menaces et des défis.
— 3°Au vers 23, le Comte change de tactique : ému par le courage de ce jeune homme, fiancé à sa fille, il entre dansses sentiments, le félicite de préférer l'honneur à l'amour, prend pitié de sa jeunesse, et l'engage à ne pas courir au-devant d'une mort certaine.
Mais ces témoignages d'intérêt et d'affection qui pourraient attendrir Rodrigue, sontmêlés d'orgueil et de dédain.
Le jeune homme se sent blessé par cette indigne pitié.
— 4° Les six derniers vers (24-29) forment une conclusion rapide : les deux personnages échangent de brusques répliques et le Comte accepte leduel : Viens....Ainsi la scène se développe selon un rythme dramatique, parfaitement équilibré : commencée par une provocation,elle s'achève de même ; et au milieu, il y a une détente.
D'autre part, elle marque une péripétie importante dansl'action; elle nous prouve que Rodrigue exécute ce qu'il s'est promis à lui-même, et elle répond aux inquiétudes etaux menaces exprimées par Don Arias dans la scène précédente.
III.
— Les caractères.
— Dans toute analyse d'une scène de théâtre, tragédie ou comédie, il faut se demandercomment et dans quelle mesure les interlocuteurs y révèlent leur caractère.
Cette recherche s'impose surtout pourles pièces classiques, où l'auteur fait dépendre des résolutions de ses personnages les incidents de la pièce.
Dans leCid, sans l'orgueil du Comte, point de querelle, point de soufflet, point de vengeance à chercher; sans l'héroïsme deRodrigue, point de provocation.
Examinons séparément les deux caractères.1° Rodrigue.
—Nous connaissons déjà le héros par les scènes 5 et 6 du premier acte.
Le jeune homme a eu unsursaut d'indignation quand son père lui a demandé : ...
As-tu du cœur? Puis il est resté atterré par la qualité del'offenseur : le père de Chimène ! Dans les stances, il a comparé son amour et son devoir; après une courtedéfaillance, il a eu le mérite de réagir et de choisir librement le plus héroïque et le plus douloureux parti.
— A l'acteII, dans la scène que nous analysons, nous le voyons reparaître, plein de cette résolution héroïque.
Nous sentons,dès les premiers mots, qu'il est toujours en proie à l'exaltation où l'avaient porté les stances ; il avait dit : Courons àla vengeance ! Il a dû, depuis ce moment, chercher le Comte de tous côtés ; il est tout haletant, à la fois, de sonémotion et de sa hâte.
La brusquerie de son attaque prouve qu'il veut en finir tout de suite, sans laisser au souvenirde Chimène le temps de l'émouvoir.
C'est de son père qu'il parle, en termes menaçants; par deux fois il dit : ...
lesais-tu? — Sous les répliques évasives, puis méprisantes du Comte, sa fierté de jeune chevalier frémit et se cabre :...
Je suis jeune, il est vrai...
Mes pareils...
Des coups de maître....
Mais certes, ce n'est pas chez lui vanité oufanfaronnade; il connaît la force de son adversaire; mais il connaît aussi le principe de son propre héroïsme : ...j'aurai trop de force, ayant assez de cœur...
A qui venge son père il n'est rien d'impossible.
— Cependant, pour quel'héroïsme de Rodrigue nous paraisse décidément d'une qualité cornélienne, il faut que nous ne le confondions pasavec l'enthousiasme passager d'un impulsif grisé par des mots; Corneille veut que nous le sentions responsable, et ilva mettre sa vertu à l'épreuve.
Tant que le Comte l'insulte ou le dédaigne, Rodrigue plastronne et menace...
Mais,attention! Relisons bien les vers 23 à 33, depuis : Ce grand cœur...
jusqu'à ...
au choix que j'avais fait.
Le Comte achangé de ton.
Il admire la valeur de Rodrigue, et il lui parle de sa fille....
Le voilà redevenu le père de Chimène!...
Ilcomprend les angoisses de ce cœur héroïque; il le félicite d'avoir préféré le devoir à la passion.
Paroles d'autant plusdangereuses pour Rodrigue que, cette fois, il n'y a plus d'ironie ni de mépris chez le Comte; c'est un soldat qui parleà un soldat, et c'est un père qui tend la main au fiancé de sa fille....
Pendant que le Comte prononce ces dix vers, levisage (le Rodrigue doit s'altérer et Rodrigue aurait peut-être un accès de faiblesse ou de désespoir, si le Comte nemêlait à ses félicitations une indigne pitié qui réveille la colère du fils et le point d'honneur du chevalier.
AussiRodrigue reprend-il le ton du début; et sa dernière réplique : As-tu peur de mourir? est d'autant plus cruelle pour leComte, que Rodrigue use à son tour contre lui d'un argument qui doit l'outrager.2° Le Comte.
— Le caractère du Comte se soutient et s'achève, dans cette scène, la dernière où il doiveapparaître.
Nous l'avons entendu, au IER acte, faire parade de ses exploits et railler le vieux Don Diègue.
Mais cen'est pas un soldat fanfaron, type que l'on rencontre fréquemment dans le théâtre espagnol (et que Corneille areproduit dans le Matamore de l'Illusion comique, pièce jouée quelques mois avant le Cid).
Le Comte est un vrai.
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