RIMBAUD : Les ponts (Illuminations)
Publié le 27/07/2010
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"Les Ponts", du recueil des Illuminations, est précédé de "Ouvriers « et suivi de "Ville". C'est un poème qui tire sa modernité d'une réalité connue du lecteur contemporain, la ville. Déjà Baudelaire avait fait entrer en poésie les grandes cités de cette ère nouvelle industrielle et on les retrouve dans les "Tableaux parisiens" des Fleurs du mal. Il s'y était montré plus rêveur que peintre et dessinateur. Rimbaud va quant à lui nous brosser de véritables tableaux, échafauder des architectures concrètes, relevant avant l'heure d'un impressionnisme ou d'un cubisme. Les Ponts de Rimbaud sont une réussite du poète peintre ou architecte. Le titre est déjà révélateur, formé d'un substantif et d'un article défini. L'article les permet au poète de feindre de se référer à une réalité pour englober avec le pluriel la généralisation d'une nouvelle réalité. Dans le poème Rimbaud nous révèle toute l'étendue de sa palette, des phrases nominales, courtes, des petites touches qui se succèdent en rompant brutalement avec ce qui précède. Cette technique invite le lecteur à prendre du recul par rapport à ce qui est dit et obtenir par suggestion, une interprétation. Dès le début on a une vision d'ensemble, la grisaille d'un paysage urbain avec des reflets lumineux comme dans un kaléidoscope. Le pluriel repris devant ciel renvoie à la multitude, à la peinture impressionniste qui s'attache à rendre les effets chatoyants et changeants dans une sorte de métamorphose féerique. Étymologiquement Le pont est un ouvrage, un lien qui relie deux réalités séparées mais qui symbolise également peut-être un entre-deux entre une vision ordonnée et une vision chaotique de la réalité, ou peut être un entre-deux entre le réel et l'abstrait, ou, en d'autres termes, entre l'immanence et la transcendance.
1-Un tableau impressionnisme et symbolisme
Le regard du peintre Dans "Les Ponts" Rimbaud use de termes relevant du registre pictural donnant au lecteur l'impression qu'il assiste à la description d'un tableau, un bizarre dessin de ponts, composé d'un enchevêtrement de figures géométriques faites de croisements de lignes courbes, de droites obliques. Mais cette apparente multiplication de formes qui confine au vertige se révèle être un artifice. Ici les verticales, les horizontales, les diagonales, les courbes se mêlent construisant une réalité qui combinent les points de vue ou les angles de vision comme le feront plus tard les cubistes. En haut du tableau, des ciels gris de cristal et en bas, un paysage plus écrasé, aplati, l'eau grise et bleue, large comme un bras de mer. Les figures intercalées prennent alors une allure fantastique comme dans un tableau surréaliste. Se succèdent différents plans, un premier plan de ponts droits, un second de ponts courbes, ou rendus courbes par des effets de perspective. Les canaux suggèrent des lignes de fuite confirmant la perspective et donnant l'impression d'un regard porté depuis une position haute, créant ainsi dans le tableau des effets de profondeur. A la façon du cubisme, le regard du peintre prend la forme d'un rayon lumineux qui explorent les différentes facettes du cristal. La seule forme qui ne subit aucune diffraction, c'est la veste rouge, qui rappelle le garçon au gilet rouge de Cézanne, un jeune italien au costume folklorique (1890), point de départ d'une phrase interrogative qui nous rappelle qu'à l'oeil du peintre se superpose celui du poète.
l'œil du poète Le lecteur suit la description dans une sorte de confusion, un vertige de sens. Tout dérive ou s'échappe pour laisser le lecteur dans une interprétation incertaine. Le poète dirige le regard dans le tableau, mais à peine a-t-il découvert le cadre que Rimbaud multiplie les époques, les modes vestimentaires, les sonorités comme pour perdre son lecteur. De quelle ville s'agit-il, Londres ? Paris ? Venise ? est-ce une ville médiévale avec les masures sur les ponts, ou une ville italienne ? On assiste à une parade, on y joue de la musique mais quelle musique y entend-t-on ? des morceaux populaires, des concerts ? Tout bouge vite, tout est mouvement, tout est fragment. Le poète semble soucieux de ne pas intervenir, il se dissimule en utilisant le "on", puis donne cependant son avis "bizarre". On assiste à une hésitation constante entre le désir de différencier les objets soumis au regard et le désir de les réduire à quelque fragment pour rendre compte de leur foisonnement, de leur mouvement. On assiste à un tournoiement verbal qui prépare à la dissolution finale du tableau. Le mouvement ne permet de retenir que des fragments, des bouts de mâts, des bouts de musiques, des restants. Ce monde décrit par Rimbaud est à la fois plein et fragmenté, mais c'est la seule vision qui puisse aussi saisir le mouvement des choses.
Un tableau séquentiel en mouvement La scène décrite ici dépasse largement le cadre du tableau et les objets représentés ne sont pas fixes. La vision devient alors imagination. La description des ponts s'apparente à une peinture qui traduirait des scènes de mouvement, avec des participes présents "descendant", "obliquant" des verbes pronominaux "s'abaissent", "s'amoindrissent" qui ajoutent la mobilité à la personnification des rives. L'usage de verbes pronominaux indique que le sujet de l'action est aussi son objet, ou, en d'autres termes, que le mouvement est interne au sujet. Le participe présent pronominal "se renouvelant" suggère une multiplication donnant vie aux objets. Le mouvement est orchestré par la musique, des "accords mineurs" qui se croisent comme les ponts. Les cordes que l'on retrouve dans les instruments de musique sont ici des amarres, des liens qui retiennent les bateaux à la rive, elles sont lâchées. Seule échappe à cette transfiguration la mystérieuse veste rouge sur laquelle se concentrent les regards. La couleur de la veste, rouge, en fait un déguisement de carnaval et annonce la mention des "costumes". Dans un poème qui se présente comme une invitation à la vision, la référence au théâtre, la comédie, est présente par cette tenue colorée. Le rayon blanc final anéantira cette comédie jouée par ceux qui paradent sur les ponts avec leurs costumes et leurs instruments participant au spectacle féerique.
2-Une allégorie de la condition humaine
II est possible de lire "Les Ponts" comme une allégorie de la difficile condition humaine. L'union dans une même phrase de différentes époques et de différents espaces lui donne une valeur allégorique. Les ponts de Rimbaud prennent place entre l'eau grise et le ciel gris à travers lequel par instant filtre un rayon de lumière, le rayon blanc, instant de lumière dans une existence parfois triste. Les ponts qui défient les lois de la physique en permettant de s'affranchir de l'élément liquide sont ici qualifiés de légers mais ils supportent en réalité de lourdes charges, des maisons, des passants, des musiciens, des signaux. Cela rappelle la fragilité humaine supportant de lourds fardeaux.
La fragilité des constructions humaines Les lignes courbes ou obliques dessinent ici comme une armature, une ossature qui soutiendrait la réalité. Mais cette armature est fragile et instable. II est fait dans la description des ponts un usage systématique du registre de la pesanteur. Les ponts sont "légers", et les rives qu'il réunit sont "chargées de dômes", s'abaissent et s'amoindrissent. Comme les rives, les ponts ont leur fardeau, les masures, les parapets. Le pont bien que chargé comme les rives, ne s'abaisse ni ne s'amoindrit, et bien que léger, il soutient et ne ploie pas. Les "dômes" désignent des édifices importants. Le pont, qui surpasse par sa hauteur le dôme ne soutient que des constructions mineures, des "frêles parapets", " de misérables masures". II est, l'accord mineur, un humble intermédiaire humain, une construction fragile.
La lumière qui met fin au rêve Le rayon blanc est la lumière qui met fin à l'imaginaire et vient anéantir l'extase de l'homme. La lumière dissipe ce qui empêchait d'avoir une vision claire, précise et qui permettait à l'imagination de voguer librement. La dernière phrase, isolée par un tiret, un silence, qui se veut rupture est caractéristique de la manière dont Rimbaud aime clore une "illumination" et l'achever, l'anéantir. Sans lumière, sous un ciel terne, ce n'était qu'une comédie, une illusion éphémère, une bizarrerie du regard et de l'imagination. Comme dans une hallucination fugitive, le décor se détruit de lui même. L'image de la chute, reprise dans la dernière phrase, évoque la chute d'Icare, le fils du génial artisan Dédale, qui aurait pu construire des ponts et qui figure l'homme qui a tenté de s'élever par ses propres moyens jusqu'aux dieux, et peut-être de prendre leur place. Icare, en tombant, est rendu au monde des hommes. L'eau du canal qui devient à la fin du texte aussi "large qu'un bras de mer" désigne le sort naturel du fleuve. La mer a repris ses droits. "Les Ponts" peuvent donc être lu comme une allégorie de la condition humaine et le pessimiste de la fin traduit les menaces qui pèsent sur toute entreprise visant à modifier la nature puisque cette dernière reprend toujours ses droits.
CONCLUSION
Le poème "les ponts" est représentatif des illuminations. Rimbaud nous invite à une succession de spectacles de différentes époques ou le monde réel se trouve magnifié. Mais ce spectacle est aussi une illusion et la fin du poème met fin à l'extase. Les illuminations conduisent Rimbaud au silence et résume sa phrase : cela s'est passé, je sais aujourd'hui saluer la beauté.
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