RHÉTORIQUE ET LITTÉRATURE
Publié le 01/12/2018
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RHÉTORIQUE ET LITTÉRATURE. La rhétorique s’est élaborée il y a vingt-cinq siècles; art de persuader, elle est alors fondamentalement liée à l’art oratoire, à l’éloquence. Ensemble de règles à suivre qui doivent permettre de convaincre l’auditeur dans un procès, dans une assemblée politique, elle apparaît comme une technique de la parole efficace, consistant à étudier les effets de la langue, à les répertorier et à les classer de façon à obtenir les moyens les meilleurs pour agir sur l’autre. « Sa fonction propre n’est pas de persuader, mais de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet... [elle] est la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader » (Aristote, Rhétorique, 1355 b). La rhétorique étudie donc les moyens linguistiques non comme tels (étude qui est propre à la grammaire), mais en tant qu’ils permettent d’atteindre un objectif, une fin. Elle enseigne aussi bien à réfuter qu’à démontrer; du même coup, la technique est indifférente à la morale. « Elle ne peut combattre l’immoralité qu’en la connaissant, faire adopter le pour qu’en pénétrant tous les secrets du contre : bref, elle doit être apte à conclure dans les deux sens contraires, en sorte que sa règle est [...] l’indifférence provisoire à l’égard de l’impératif » (M. Dufour, introduction à la Rhétorique d’Aristote, t. I, 1932). La technique ne s’appuie pas que sur des vérités scientifiques, dans la mesure où le discours vise à jouer un rôle dans la vie de la cité : « Dans la pratique courante de la vie [...] on se règle [...] sur la vérité relative, sur les vraisemblances et les probabilités de l’opinion » (ibid.).
La technique du discours efficace aboutit à un ensemble de principes utilisables pour ordonner le discours oratoire, découpé en cinq points : exorde, narration, argumentation, digression, épilogue — cette division canonique étant conservée encore dans le « plan » de la dissertation scolaire : introduction, parties démonstratives, conclusion. La technique partage les moments de la construction du discours parlé : inventio (trouver quoi dire); dispositio (ordonner ce qu’on a trouvé); elocutio (ajouter l’ornement — domaine des figures); actio (jouer le discours); memoria (recourir à la mémoire).
Nous ne détaillerons pas l’ensemble de notions propre à chacune des opérations; ce qui importe est de marquer que ces divisions représentent les différents « actes d’une structuration progressive » (R. Barthes, « l’Ancienne Rhétorique », dans Communications, n° 16) du discours : les trois premières sont celles qui donnent lieu à d’amples développements dans l’Antiquité; actio et memoria, concernant l’énonciation, ne suscitent que de brefs commentaires. La liaison entre la rhétorique et le politique explique (en partie) que les objectifs se soient modifiés, que le champ ait été réorganisé. Dans un État (Athènes) où le pouvoir de l’assemblée est important, l’éloquence prime; « avec la disparition de la démocratie, l’éloquence ne peut que décliner. Ou même disparaître? De même pour la rhétorique, qui enseignait comment être éloquent. A moins que l’éloquence ne change de sens — et avec elle, la rhétorique, d’objet » (T. Todorov, Théories du symbole).
Dans cette tradition, toute figure est un écart par rapport à une façon simple de parler, mais elle est également traduisible. Une partie de l’apprentissage rhétorique (plus largement, une partie de l’étude des textes) consiste en de véritables traductions (version et thème) du texte littéraire; il s’agit de comparer la forme d’un mot avec celle d’un autre qui aurait pu être employé à sa place.
La perspective de Condillac, dans son Art d'écrire (partie du Cours d'étude pour le prince de Parme), est quelque peu différente, même si les éléments communs l’emportent (par exemple, les points de vue sur la classification). Condillac suggère en effet que la figure s’utilise pour exprimer tel sentiment; elle est donc, en cela, adéquate à son objet, et par conséquent non traduisible; non pas écart dans l’usage mais appropriée à son but. C’est introduire un statut de la figure (elle ne s’oppose plus à l’expression simple) qui ébranle l'édifice de la rhétorique, et de la littérature comme ornement: par là s’esquisse une notion relative, celle de genre :
En général, il suffit d'observer qu'il y a dans la poésie, comme dans la prose, autant de naturels que de genres; qu'on n'écrit pas du même style une ode, un poème épique, une tragédie, une comédie, et que cependant tous ces poèmes doivent être écrits naturellement. Le ton est déterminé par le sujet qu'on traite, par le dessein qu'on se propose, par le genre qu'on choisit, par le caractère des nations et par le génie des écrivains qui sont faits pour devenir nos modèles.
Il me paraît donc démontré que le naturel propre à la poésie et à chaque espèce de poème est un naturel de convention qui varie trop pour pouvoir être défini, et que, par conséquent, il faudrait l'analyser dans tous les cas possibles, si on voulait l'expliquer dans toutes formes qu'il prend; mais on le sent, et c'est assez.
(Condillac, Œuvres complètes, I)
Relativisme qui conduit à considérer que l’objet « littérature » est lié à l’histoire.
Comme la grammaire générale, la rhétorique lente de codifier, de classer les procédés de l’expression pour établir un système universel; ce faisant, elle pose l’existence d’une norme absolue (une « nature » du langage) et d’un écart. Elle a pour ambition d'établir un code des connotations littéraires [...]. A chaque fois qu'il emploie une figure reconnue par le code, l'écrivain charge son langage non seulement d'« exprimer sa pensée », mais aussi de notifier une qualité épique, lyrique, didactique, oratoire, etc., de se désigner soi-même comme langage littéraire, et de signifier la littérature.
(G. Genette, Figures)
Le démembrement de la rhétorique intervient de l’extérieur, quand se substitue à la notion de sujet unifié celle de sujet éclaté, à la fin du xvme siècle et au xixe siècle; la notion d’un discours ornemental, même si elle survit encore aujourd’hui, ne tient plus quand il n’est plus de référence possible à une norme, mais que sont découvertes des normes sociales.
L’unique, posé a priori, cède la place à la diversité décelable dans l’étude historique; qu’on parte à la découverte de lois dans les faits linguistiques, sociaux, etc., n’empêche pas que cela s’effectue à partir de la considération de faits individuels.
Les listes
Il y a dans la rhétorique une rage de nommer qui est une façon de s'étendre et de se justifier en multipliant les objets de son savoir [...]. Les promotions rhétoriques sont arbitraires : l'essentiel est de promouvoir, et de fonder ainsi un ordre de la dignité littéraire.
(G. Genette, Figures)
Les listes et les classifications, âprement discutées, remaniées d’une époque à l’autre, représentent un système de certitudes. Elles ont eu une fonction prescriptive : les figures doivent être utilisées de façon juste pour obtenir tel ou tel effet. « Sous des noms étranges et le plus souvent oubliés de nos jours, c’est une liste des procédés destinés à imprimer à la phrase un certain mouvement, en correspondance avec le sentiment à exprimer et qui soit capable de le rendre immédiatement perceptible » (G. Snyders, op. cit.).
«
Nous
ne détaillerons pas l'ensemble de notions propre
à chacune des opérations; ce qui importe est de marquer
que ces divisions représentent les différents « actes d'une
structuration progressive» (R.
Barthes, « 1' Ancienne
Rhétorique », dans Communications, n° 16) du discours :
les trois premières sont celles qui donnent lieu à d'am
ples développements dans l'Antiquité; actio et memoria,
concernant l'énonciation, ne suscitent que de brefs com
mentaires.
La liaison entre la rhétorique et le politique
explique (en partie) que les objectifs se soient modifiés,
que le champ ait été réorganisé.
Dans un État (Athènes)
où le pouvoir de l'assemblée est important, l'éloquence
prime; «avec la disparition de la démocratie, l'élo
quence ne peut que décliner.
Ou même disparaître? De
même pour la rhétorique, qui enseignait comment être
éloquent .
A moins que l'éloquence ne change de sens
et avec elle, la rhétorique, d'objet» (T.
Todorov, Théo
ries du symbole).
L'amoindrissement du rôle de l'éloquence -non sa
disparition -entraîne le développement de l' elocutio
(qui ne tenait pas une place particulière chez Aristote);
le discours n'a plus pour fonction principale d'agir sur
l'autre (but externe), mais de plaire; ce sont ses qualités
internes, sa forme, qui sont mises en avant et admirées.
L'étude et le classement des effets ne s'opèrent plus en
liaison avec l'action visée: il s'agit de régler le rapport
entre expression (forme) et pensée (fond).
Art de dire et art d'écrire
Dès Je xvr< siècle, la redistribution des trois grandes
parties de la technique est effectuée par Ramus ( 1515-
1572): l'invemio et la dispositio (ensemble de cadres
vides, de techniques d'organisation du message, quel
qu'en soit le contenu) relèvent de la logique; seule l'elo
cutio demeure dans la rhétorique .
Reprise d'une sépara
tion qui n'était que suggérée par Quintilien (Rhétorique
à Erennius).
et qui se trouvait au centre des commentaires
du Moyen Âge; mais plus qu'une reprise : Ramus affirme
nettement que la rhétorique doit être utiüsée pour orner
la parole -rart de (bien) parler relevant de la gram
maire; coupure qui attribue aux enseignements de la dia
lectique l'étude du fond, à l'apprentissage de la rhéto
rique celle de la forme.
Pourtant, la recomposition de
l'e nsemble n'implique pas immédiatement l'abandon de
l'inventio et de la dispositio au seul bénéfice d'un inven
taire des figures, d'un gonflement de 1' elocutio.
La rhétorique apparaît à l'âge classique, plus forte
ment au xvrr< qu'au xvm• siècle, comme un ensemble de
principes pour construire des textes, et non pas seule
ment comme art de J'éloquence.
Ses contenus sont alors
liés à la signification de ce que nous appelons aujour
d'hui «littératur e» et aux fonc tions sociales des genres
littéraires .
Jusqu'à la fin du xvme siècle, la division des
genres varie peu.
Et le rapport entre les trois genres
anciens de la rhétorique (délibératif -conseiller/
déconseiller; épidictique -louer/blâmer; judiciaire -
accuser/défendre) et les œuvres littéraires peut être éta
bli, comme l'a démontré A.
Kibédi-Varga, par J'analyse
d'exemples: il existe des points de rencontre entre le
genre judiciaire et la tragédie, la poésie religieuse ; e� tre
le genre délibératif et le théâtre, l'éloge, la descnpt10n;
de même, « toute poésie amoureuse dans laquelle le
poète insiste sur ses souffrances et essaie ainsi de fléchir
une dame cruelle présente une situation qui relève du
délibérat if» {A.
Kibédi- Varga, Rhétorique et littéra
ture).
Ces points de rencontre dépendent sans doute du
fait que l'esthétique classique a retenu et interprété cer
tains principes de la rhétorique de l'Antiquité.
Tout discours littéraire relevait d'abord d'une techni
que de la prose, la rhétorique; et à la poésie (au �ens
moderne), qui n'exigeait que plus d'ornements, s'aJOU-tait
secondairement une rhétorique versifiée.
Cette préé
minence de la rhétorique était reconnue dans tout traité :
Comme l'art de bien parler, qu'ils appellent la rhétorique,
est absolument nécessaire au poète et à l 'o rate ur, nous ne
devons pas douter que ceux qui se mêlent d'écrire pour
faire admirer leurs pensées n'aient acquis toutes les lu
mières qui doivent conduire leur plume.
(La Mesnardière, la Poétique, 1639)
En même temps qu'art de (bien) dire -du discours
orné, composé pour plaire -.
la rhétorique classique
reste un art du discours efficace, mais dans une perspec
tive autre que celle de 1' Antiquité; le lien postulé entre
plaire et persuader tient à l'éthique classique, pour
laquelle l'agréable ne peut demeurer séparé de la notion
d'utile.
«La morale fait partie de la définition même de
la rhétoriq ue» (A .
Kibédi-Varga, op.
cit.), ce que ré
pètent régulièrement les traités.
Les exigences du public
conduisent alors, apparemment, à mettre en avant l'une
des pièces du dispositif rhétorique, 1 'elocu.tio : l'une des
règles est de plaire, ce qui relève partiellement de l'utili
sation des ornements; mais plaire n'est pas dissocié de
toucher.
Par exemple, Racine défendant Bérénice écrit :
Je conjure [les critiques] d'avoir assez bonne opinion d'eux
mêmes pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche, et
qui leur donne du plaisir, puiss e être absolument contre les
règles.
La principale règle est de plaire et de toucher.
Tou
tes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette der
nière (Préface).
Or, «il n'y a que le vraisemblable qui touche dans
la tragéd ie» (ibid.).
Dans la rhétorique d'Aristote, la
construction des preuves tenait une grande place; mais
cette rhétorique du raisonnement était adaptée au sens
commun, au public; il ne s'agissait pas d'établir une
vérité à tout prix et d'en faire le centre du raisonnement,
mais, par l'emploi de syllogismes approximatifs, de
convaincre l'auditeur; le vraisemblable -ce que le
public croit possible -est une des notions centrales
chez Aristote, pour qui « le vrai et ce qui lui ressemble
relèvent en effet de la même faculté » (Rhétorique, I,
1355 a).
Dans un autre contexte, la leçon est retenue;
pour Bernard Lamy, prêtre de l'Oratoire, maîtriser les
moyens de la rhétorique, c'est disposer de procédés
d'écriture pour, dans leur forme, adapter les contenus
aux passions de 1' auditeur (du lecteur) : « [ ...
] tout le
secret de la rhétorique, dont la fin est de persuader,
consiste à faire paraître les choses telles qu'elles nous
paraissent; [ ..
.
] il s'agit donc maintenant d'apprendre
[ ..
.
] comment on peut faire que les choses qui font la
matière du discours soient représentées avec les traits et
avec les couleurs sous lesquels nous voulons qu'elles
s oi en t vues >> (la Rhétorique ou l'Art de parler, 1670).
Le maintien de l' inventio et de la dispositio tient aussi
au fait que la rhétorique, à l'époque classique, est
matière -et matière principale -d'enseignement et
participe fortement à la formation de l'élite .
Technique
pour régler les échanges verbaux et apprendre à écrire,
elle permet d'étudier les énoncés dans une situation,
c'est-à-dire en prenant en compte le consommateur de
l'énoncé.
« Non seulement J'avocat, le prédicateur, l'ora
teur politique, mais tout homme qui donne un conseil
ou traite une affaire a besoin d'une parole qui sache
convaincre et entraîner » (G.
Snyders, la Pédagogie en
France aux xv1t" et xvul" siècles).
Ce rapport de la rhéto
rique aux actes sociaux explique que ne soit pas retenue
seule 1' elocutio dans 1 'enseignement et qu'elle repose
avant tout sur des pratiques d'écriture :
Rien de si important que de savoir persuader.
C'est de quoi
il s'agit dans le commerce du monde : aussi, rien de plus
utile que la rhétorique [ ..
.
); une rhétorique peut être bien
faite, sans qu'on en retire du fruit, lorsq u'à la lecture de ses
préceptes on ne joint point celles des orateurs, et l'exercice.
(B.
Lamy, op.
cit.).
»
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