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Raymond Devos: « J'AI DES DOUTES »

Publié le 27/05/2010

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(Raymond Devos, auteur et acteur de ses sketches, joue ici le rôle d'un interprète de musique qui vient donner un récital de guitare, mais ne peut s'empêcher de raconter au public ses problèmes personnels. Nous reproduisons le sketch en indiquant en italiques le jeu de l'acteur et l'importance des rires, auxquels nous donnons un, deux ou trois astérisques, selon leur intensité.). J'étais dans une colère! (rires*) J'ai des doutes... Hier soir, en rentrant dans mes foyers plus tôt que d'habitude... il y avait quelqu'un dans mes pantoufles (rires**) Mon meilleur copain! Si bien que je me demande si, quand je ne suis pas là... il ne se sert pas de mes affaires!! (rires***) Je vais vous jouer une étude de Sor (rires*). Sor était espagnol de 1778 à 1830... J'ai des doutes! (rires**) C'est pas sa pointure, alors il la force, vous comprenez! (rires**) Alors, moi, après... il n'a qu'à s'en payer une paire, quoi! (rires**) J'ai horreur que... Sor était espagnol de 1778 à ... jusqu'à sa mort (rires**), et après de très belles études, il en a écrites plusieurs... très belles aussi, dont la cinquième que je vais avoir l'honneur de vous interpréter (il s'apprête à jouer). J'ai horreur qu'on se serve de mes affaires!... (rires**) Voilà la cinquième de Sor (musique allègre à tonalité nostalgique). Mon pyjama c'est pareil! (rires**) Depuis qu'il a acheté le même, j'retrouve plus le mien! (rires**) (tout en jouant :) Il s'en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires sur la musique) 288 / Textes dramatiques Ma femme voulait pas me croire, hein... Je lui dis «Tu vas voir, un de ces jours, il va aussi se servir de tes affaires!« (rires*) Mon vieux, le lendemain, je retrouve son soutien-gorge dans la poche de son pardessus! (rires**) Il s'en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires***) (l'acteur se met à chanter sur, la musique, mélancoliquement) Un soir, j'arrive sur le palier, j'entends : « Profitons-en pendant qu'il est pas là (rires*) «, tout ça... Tout ça, « débarrasse-toi de ton bonhomme de mari, c'est un empêcheur de tourner en rond... « Oh, mon vieux, je rentre, j'dis à mon copain qui était là : « Eh, dis-donc, eh, eh, baisse un peu la radio, on l'entend d'en bas!« (rires***) Il s'en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires**) (nouvel intermède musical, plus court) Trois jours après, j'rentre : je le trouve dans mon lit en train de fumer une de mes cigarettes! (rires**) J'dis à ma femme, qui était à côté, j'dis : «Tu peux pas l'empêcher de fumer, non? (rires**) Il va brûler mes draps! « Oh il s'en sert, quoi, y a pas de doutes! (rires**) (reprise musicale) Alors, mon pyjama, mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes,... pourquoi pas ma femme pendant qu'il y est! (rires****) (la musique reprend, très tristement; l'interprète pleure sur sa guitare. Ce n'est plus qu'un pauvre homme qui achève la cinquième et dernière phrase de l'étude de Sor. Applaudissements du public).

Un sketch est une courte histoire comique, jouée parfois par deux ou trois acteurs, mais le plus souvent par un auteur-acteur qui incarne lui-même les ou le personnage mis en scène dans son sketch. Nous sommes donc bien au théâtre, et la nature du plaisir éprouvé par le public doit nous permettre d'approfondir la notion de comique, ou du moins quelques-uns de ses aspects.  Le sketch « J'ai des doutes « repose sur un thème traditionnel du théâtre occidental (Molière l'a lui-même traité dans L'Ecole des femmes): la hantise du cocuage et, corrélativement, la joie moqueuse des publics devant le spectacle des maris trompés. Il s'agira naturellement de voir comment Raymond Devos renouvelle le thème et parvient à l'originalité dans cette histoire.  Une autre information préalable doit être donnée pour éclairer la réaction du public : dès le début du sketch, les spectateurs savent à qui ils ont affaire. Raymond Devos est en effet déjà connu, mais surtout, le personnage qu'il incarne dans ses premiers sketches est toujours un personnage pris dans une situation qui le dépasse, dans laquelle il se débat naïvement, avec des humeurs grossies et sou vent infantiles. Ainsi s'explique-t-on qu'il lui suffise de dire «J'étais dans une colère «, ou gravement «J'ai des doutes «, pour que le public s'amuse, alors qu'il ne sait pas encore de quoi il s'agit.

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« LA LOGIQUE ABSURDE DE L'HISTOIRE Un personnage nous révèle progressivement une série de faits, d'indices relatifs à sa situation conjugale.

Cesinformations sont de plus en plus révélatrices de son malheur : sa femme le trompe avec son « meilleur copain ».Mais ce que nous avons deviné dès les premières répliques, il va mettre toute la durée du « récit » à s'en rendrecompte.

Loin de comprendre ce qu'il désirerait savoir, il va chercher, à chaque nouvel indice irréfutable, uneexplication « naturelle » lui permettant d'échapper à l'évidence, de rester dans le doute.

A ce niveau, celui de laparticipation de notre intelligence à l'histoire, ce n'est pas la naïveté du personnage qui est à souligner, mais plutôtl'ingéniosité que lui prête l'auteur.

Tout se passe comme si nous suivions une énigme à l'envers : étant donné uneconclusion évidente, quelle raison plausible peut-on trouver pour ne pas y aboutir? Quel prétexte naturel, etpourtant absurde, va-t-on nous donner pour retarder la « logique » des faits?Par exemple, l'ami sans gêne met les pantoufles du mari.

Celui-ci conclut : «Je me demande s'il ne se sert pas demes affaires.

» La conclusion est en retrait sur ce que prouvent les faits! Autre exemple, le pyjama : « Depuis qu'il aacheté le même, je ne retrouve plus le mien.

» Nous comprenons que cet argument a été donné par l'épouse à sonmari; celui-ci le reprend tel quel parce que cela l'arrange, et lui permet de ne pas voir l'évidence : son « copain »couche chez lui, avec son pyjama, et bien entendu, dans son lit...

Idem pour le soutien-gorge, pour la radio, pour lacigarette.

A chaque fois, la preuve irréfutable est détournée de sa finalité, et le mari trompé conclut bien quelquechose, mais toujours une demi-vérité qui l'empêche de voir la vraie vérité.

Notre plaisir, ici, est dans l'inattendu del'explication.

Le « coup de la radio » nous ravit : nous ne l'aurions pas imaginé.

De même pour la colère du mari quivoit son ami dans son lit, près de sa femme : c'est sur le risque de voir brûler ses draps qu'il centre sonmécontentement, pour ne pas voir l'évidence de son infortune conjugale !Bien entendu, nous sommes dans une logique de l'absurde.

Il est de plus en plus invraisemblable que le personnagene se rende pas compte de la réalité; à chaque nouvel indice, nous attendons sa prise de conscience (notre rire estpeut-être même là pour l'avertir), et à chaque fois, nous sommes positivement stupéfaits par l'ingéniosité del'explication qui lui permet de ne pas voir l'évidence.

Cette progression du jeu, la contradiction de plus en plus «énorme » entre les semi-conclusions auxquelles parvient le personnage (« il s'en sert, quoi, y a pas de doute ») et lavérité qu'il refuse de voir intensifient au fil du sketch le « plaisir spirituel » du public.

Et pour finir, au moment oùnous pensons que décidément le personnage ne pourra pas prendre conscience de son malheur, il nous surprendencore en faisant tout à coup le bon raisonnement (mais avec un retard qui nous amuse) : « Alors, mon pyjama,mes pantoufles, ma radio, mes cigarettes...

pourquoi pas ma femme pendant qu'il y est! ».

A noter que, dans cetteréplique encore, nous savourons la contradiction qui existe entre ce qui est la réalité et ce que le personnageprésente comme une éventualité encore tout à fait hypothétique...

Notre intelligence domine le pauvre homme :mais ce sentiment fait déjà partie de l'autre dimension du rire, le plaisir à proprement parler comique, qui est denature émotionnelle plus qu'intellectuelle. L'AUTO-AVEUGLEMENT DU PERSONNAGE Un homme est malheureux parce que sa femme le trompe et qu'il le pressent.

Il est ridicule parce qu'il refuse de voirla vérité, tout en prétendant y parvenir (Y a pas de doute!).

Comment le public peut-il rire de cette situation plutôttragique, du moins fort douloureuse? Est-il incapable de pitié?En transposant ici certaines interprétations de Freud (Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient), on pourraitschématiquement isoler deux composantes du rire :— L'une est liée à l'angoisse, à la « pitié » que suscite en nous l'identification passagère à un personnagemalheureux, et qui nous rappelle toujours plus ou moins consciemment des angoisses vécues par nous-mêmes, dansd'autres situations.

Devant le personnage qui s'exprime douloureusement devant nous, cette pitié mobilise au fondde nous une sorte d'énergie psychique : nous souffrons avec lui.

Mais aussitôt, l'atmosphère invraisemblable etabsurde du sketch nous révèle que tout cela n'est qu'un jeu, que nous ne sommes pas concernés.

La différenceentre ce qui est (nous ne sommes pas lui) et la fiction de cette histoire absurde produisent une illuminationimmédiate en nous : ouf, cela ne nous arrive pas ! L'énergie d'angoisse mobilisée, soudain libérée, se décharge alorsphysiquement en rire.

Au cours du sketch, il se produit une série de rapides identifications/désidentifications à ladouleur du personnage, qui ajoutent ainsi au plaisir spirituel un plaisir comique de soulagement en profondeur.— La deuxième composante du rire est liée, elle, au sadisme plus ou moins avoué qui gît au fond de l'être humain.

Ilne s'agit pas de dire ici que nous savourons la souffrance même du personnage, mais plutôt, que nous éprouvonsune vive satisfaction de sentir notre supériorité sur lui.

Supériorité venue de notre intelligence de la situation (nousvoyons immédiatement ce qu'il refuse de voir) et désir aussi de sanctionner par notre rire son auto-aveuglement.Tout au long de ce sketch, au niveau émotif, nous ne cessons de « triompher » par notre rire aux dépens dupersonnage.Bien entendu, pour que ces deux dimensions du rire s'expriment plus ou moins consciemment, il est nécessaire quenous ne soyons pas affectés réellement par le malheur du personnage, comme nous le serions devant une personneréelle.

C'est ici que jouent les éléments déclencheurs de notre amusement, étudiés plus haut, mais aussi un certainnombre de procédés classiques du théâtre comique, qui ont pour objet d'entraîner le public dans l'euphorie.

Voici leséléments spécifiques qui font de ce sketch une comédie :• Il y a d'abord, rappelons-le, une situation de départ qui prédispose le public à ne rien prendre au sérieux : c'est latradition du cocuage, nous l'avons dit, et la connaissance préalable qu'a le public du personnage habituel joué par R.Devos, a priori comique (comme pouvait l'être Sganarelle joué par Molière, ou Charlot joué par Charlie Chaplin).. »

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