Devoir de Philosophie

Rastignac et Victorine («Au moment où... jamais ressentie», pp. 213-214.) - Le père Goriot de Balzac

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

balzac
Parfois, en se voyant sans un sou, sans avenir, il pensait, malgré la voix de sa conscience, aux chances de fortune dont Vautrin lui avait démontré la possibilité dans un mariage avec mademoiselle Taillefer. Or il se trouvait alors dans un moment où sa misère parlait si haut, qu'il céda presque involontairement aux artifices du terrible sphinx par les regards duquel il était souvent fasciné. Au moment où Poiret et mademoiselle Michonneau remontèrent chez eux, Rastignac, se croyant seul entre madame Vauquer et madame Couture, qui se tricotait des manches de laine en sommeillant auprès du poêle, regarda mademoiselle Taillefer d'une manière assez tendre pour lui faire baisser les yeux. - Auriez-vous des chagrins, monsieur Eugène ? lui dit Victorine après un moment de silence. - Quel homme n'a pas ses chagrins ! répondit Rastignac. Si nous étions sûrs, nous autres jeunes gens, d'être bien aimés, avec un dévouement qui nous récompensât des sacrifices que nous sommes toujours disposés à faire, nous n'aurions peut-être jamais de chagrins. Mademoiselle Taillefer lui jeta, pour toute réponse, un regard qui n'était pas équivoque. - Vous, mademoiselle, vous vous croyez sûre de votre coeur aujourd'hui ; mais répondriez-vous de ne jamais changer ? Un sourire vint errer sur les lèvres de la pauvre fille comme un rayon jailli de son âme, et fit si bien reluire sa figure qu'Eugène fut effrayé d'avoir provoqué une aussi vive explosion de sentiment. - Quoi ! si demain vous étiez riche et heureuse, si une immense fortune vous tombait des nues, vous aimeriez encore le jeune homme pauvre qui vous aurait plu durant vos jours de détresse ? Elle fit un joli signe de tête. - Un jeune homme bien malheureux ? Nouveau signe. - Quelles bêtises dites-vous donc là ? s'écria madame Vauquer. - Laissez-nous, répondit Eugène, nous nous entendons. - Il y aurait donc alors promesse de mariage entre monsieur le chevalier Eugène de Rastignac et mademoiselle Victorine Taillefer ? dit Vautrin de sa grosse voix en se montrant tout à coup à la porte de la salle à manger. - Ah ! vous m'avez fait peur, dirent à la fois madame Couture et madame Vauquer. -Je pourrais plus mal choisir, répondit en riant Eugène à qui la voix de Vautrin causa la plus cruelle émotion qu'il eût jamais ressentie.
balzac

« («Au moment où Poiret..

jamais de chagrins») Eugène use consciemment des signaux porteurs d'émotion de la stratégie amoureuse : le regard appuyé, l'appel à lacompassion, l'infinité de l'amour. Le regard.

Son attaque débute sur le mode traditionnel du regard : «Rastignac...

regarda mademoiselle Tailleferd'une manière assez tendre pour lui faire baisser les yeux».

Le dialogue s'engage couramment par les yeux mieux quepar la parole, la première approche se fait selon les règles d'une stratégie éprouvée. L'apitoiement.

Eugène joue sur la corde sensible de l'apitoiement ; si vous m'aimiez, laisse-t-il entendre, je n'auraisplus de chagrins : «Quel homme n'a pas de chagrins !...

Si nous étions sûrs, nous autres jeunes gens, d'être bienaimés...

nous n'aurions peut-être jamais de chagrins».

Le recours au nous lui permet de se déclarer tout en seconfondant dans la foule de tous.

Il se présente encore comme «le jeune homme pauvre», puis comme «un jeunehomme bien malheureux». L'amour inavoué.

Il laisse pressentir l'étendue infinie de ses sentiments, évoquant les «sacrifices que nous sommestoujours disposés à faire...» Toujours ce nous qui n'engage pas le je tout en laissant entendre un engagement. Eugène exploite donc assez bien les lieux communs des déclarations d'amour ; comment Victorine si innocente ne selaisserait-elle pas émouvoir ! Vautrin déjà avait fait l'éloge de ses talents de rhétoriqueur de l'amour : «vous m'avezl'air de connaître parfaitement l'argot du cœur» (p.

156). Une stratégie d'investigation («Mademoiselle Taillefer...

Nouveau signe») Eugène maîtrise totalement la conduite d'un dialogue qui se situe sur un double niveau de compréhension : ce queperçoit Victorine diffère de ce qu'Eugène pense et veut savoir réellement.

En effet, au-delà du discours apparentpropre à troubler une âme sentimentale, une observation précise de la progression du dialogue révèle d'autresintentions, qui sous-tendent en trois temps la stratégie d'information du séducteur : M'aime-t-elle ? D'abord, suppute-t-il, il convient de m'assurer qu'elle m'aime : «si nous étions sûrs, nous autresjeunes gens, d'être bien aimés...» Il obtient la bonne réponse, celle qu'il lui fallait, par l'entremise «d'un regard quin'était pas équivoque». M'aimera-t-elle durablement ? Ensuite, il faut m'assurer qu'elle continuera à m'aimer dans l'avenir : «mais répondriez-vous de ne jamais changer ?» La bonne réponse passe par un sourire totalement expressif, «comme un rayon jailli deson âme», où Eugène perçoit à l'évidence une «vive explosion de sentiment». Une fois riche, m'aimera-t-elle encore ? Enfin et surtout, troisième temps de l'enquête, il faut savoir si elle persisteraà m'aimer après son héritage : «si une immense fortune vous tombait des nues, vous aimeriez encore le jeunehomme pauvre...?» Et l'infernal garçon obtient encore la réponse souhaitée : «Elle fit un joli signe de tête».

Pourplus de sécurité, il demande confirmation : «Un jeune homme bien malheureux» ; et il l'obtient : «Nouveau signe».

Ila encore gagné ! En résumé, Eugène se montre cyniquement calculateur.

Il prend ses précautions avant de s'engager, il sonde lesintentions de la future héritière pour s'assurer de son cœur et éviter d'engager une cour qui ne mènerait à rien ; ildemande des garanties, comme un prêteur qui exigerait une promesse ferme afin ne pas hasarder soninvestissement. Le manipulateur caché («Il y aurait donc...

jamais ressentie») Le sens du dialogue était perceptible pour un troisième personnage dissimulé.

C'est Vautrin qui, en mesured'entendre et de voir, a compris des regards qu'on aurait cru muets et sait en tirer un parti immédiat. Il force l'événement.

Il est habile à exploiter sur le champ une situation en sa faveur : il résume les regards émus etles tendres propos en une expression socialement consacrée : «Il y aurait donc alors promesse de mariage...» Allantau-delà de l'engagement réel des jeunes gens, il devance leur volonté et, devant témoins, il publie leurs bans. Il affirme son emprise sur Eugène en lui arrachant un consentement indirect : «Je pourrais plus mal choisir».

Il agagné, il a poussé Eugène à accepter implicitement l'idée de ce mariage, qui le tirerait d'affaire sur le plan financier.La situation devient celle du manipulateur manipulé, le séducteur qui a leurré la jeune fille se trouvant à son tour prisau piège par plus cynique que lui. (conclusion) On appréciera l'originalité de ce dialogue sur deux plans.

D'une part, il fonctionne comme une parfaite entreprise de. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles