RACINE, Andromaque, v. 1545-1564 (commentaire)
Publié le 18/02/2011
Extrait du document
HERMIONE
1545 Ah! fallait-il en croire une amante insensée? Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée? Et ne voyais-tu pas dans mes emportements Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments? Quand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire? 155o N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire? Toi-même avant le coup me venir consulter, Y revenir encore, ou plutôt m'éviter? Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance? Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence? 1555 Voilà de ton amour le détestable fruit : Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit. C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale, L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale. Nous le verrions encor nous partager ses soins; 1560 Il m'aimerait peut-être; il le feindrait du moins. Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire : Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire, A toute ma famille; et c'est assez pour moi, Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.
Cette malédiction proférée par Hermione se situe après le célèbre Qui te l'a dit? dont elle est le commentaire. Dans les vers précédents, de Tais-toi perfide à Qui de l'a dit?, Hermione a exhalé sa douleur aiguë, sa colère contre Oreste qu'elle accable de reproches. Dans les vers 1545-1564, qui sont les derniers vers qu'elle prononce, elle donne un congé ignominieux à son misérable amoureux et se retranche elle-même du monde, de tout ce qui n'est pas Pyrrhus.
«
Depuis le début de la pièce, Oreste est le souffre-douleur d'Hermione.
Toute l'irritation que suscitent en elle lesdédains de Pyrrhus retombe ensuite sur le malheureux amant.
Ici le chagrin d'avoir tué Pyrrhus se transforme encolère contre Oreste.
Hermione se débat, se révolte contre cette fatalité qu'elle ne comprend pas et qu'Orestesymbolise pour elle.
Et c'est encore une suite de reproches qui contredisent exactement ses affirmations des actesprécédents.
Chaque effort qu'Oreste fait pour satisfaire Hermione produit exactement l'effet contraire : en disantQui t'amène, Hermione oublie ses promesses de l'acte précédent :
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle; 1230Allez, en cet état soyez sûr de mon coeur.
1231...
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.
1254
Son égoïsme rendu agressif et cruel par le malheur transforme ce passage en une diatribe scandée par les tu, te,toi, ta, qui s'opposent non sans rythme aux ma, moi, me, je.
Dans le dénouement des tragédies de Racine, il arriveun moment où l'héroïne principale, avant de mourir, retrouve sa lucidité, comprend tout le mécanisme de la fatalejournée : Hermione fait ici pour elle une sorte de résumé du drame, tels que nous en trouverons dans la bouche dePhèdre et d'Athalie.
Elle reproche sans pitié à Oreste de l'avoir aimée; elle comprend la force de la fatalité qu'ilincarne :
Oreste est maudit, marqué, contagieux (v.
1556).
Elle comprend que l'action a été déclenchée par l'arrivée d'Oreste.Mais elle oublie que c'est elle qui voulait se servir d'Oreste ambassadeur pour faire pression sur Pyrrhus, l'amener àse déclarer.
Or toutes ses démarches, comme celles d'Oreste ont eu une issue contraire à celle qu'elle espérait.Quoi qu'elle fît, elle était perdue et soumise à la même fatalité qu'Oreste.
C'est encore sa propre maladresse qu'ellereproche à Oreste.Pyrrhus n'est pas nommé par Hermione dans toute la scène.
Pourtant c'est lui qui obsède plus que jamais son esprit.Toute la colère d'Hermione est de l'amour pour Pyrrhus.
Cet amour, jadis jaloux, exclusif, orgueilleux, devient humble,suppliant.
Elle se contenterait de la situation précédant le drame, d'une sorte de vague égalité avec Andromaque àqui elle s'associe sans haine par les deux nous.
Elle serait consolée peut-être par un semblant d'amour, par unefeinte.
Aussi les vers 1559 et 1560 ont-ils une autre résonance que les précédents.
Oreste est un instant oublié.Hermione n'est plus qu'une victime touchante et mélancolique.
Elle est brisée, comme le montre le rythme des vers,la forte césure après peut-être, l'allure hachée, sanglotante, des vers 1561-63.
Adieu est un congé pour Oreste(qu'elle avait pourtant promis d'accompagner), mais c'est surtout un adieu à tout ce qui n'est pas Pyrrhus.
Elle quidisait fièrement à Pyrrhus Mes Grecs au fond de tes provinces (v.
1360-1358), déteste maintenant la Grèce, préfèrel'Épire où demeure le souvenir de l'amour.
La rime intérieure partir, Épire insiste sur la douleur.
Le vers 1560 étaitdivisé en parties de 2, 4, 6 pieds.
Aux vers 1562-3 nous avons 6, 2, 4 pieds.
Ce renoncement définit la passion deshéroïnes raciniennes qui exige un total dépouillement, un sacrifice pur.
Hermione renonce à l'empire de Sparte : elleabdique tous ses droits de princesse.Le rejet de à toute ma famille traduit un sanglot encore plus violent.
Et le mot famille ramène la colère et la hainepour celui auquel elle attribue son malheur.Une raison suffisante pour qu'elle renonce à sa famille, c'est qu'Oreste en fait partie.
Si le mot traître est immérité,le terme de monstre qualifie bien les Atrides maudits.
CONCLUSION
Quatre-vingts vers avant la fin, cette scène termine en fait la pièce : psychologiquement le drame est achevé.
Lesuicide d'Hermione sur le corps de Pyrrhus est presque la conséquence nécessaire de son état d'esprit, de la crisedans laquelle elle se trouve.
Cette Hermione impérieuse, injuste, sauvage, cruelle, égoïste est en fait la victime de lapièce, une victime jeune, pure, naïve, fidèle, qui se sacrifie totalement parce que l'absolu de sa passion l'exige.
Ellea été créée pour souffrir et faire souffrir.
Si elle s'en prend si absurdement à Oreste, c'est parce qu'elle ne savaitpas que la passion tue.
Mais les dieux, eux, le savaient :
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle De séduire le coeur d'une faible mortelle.
(Phèdre v.
681-2).
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