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QUENEAU Raymond : sa vie et son oeuvre

Publié le 28/11/2018

Extrait du document

Le petit théâtre de Queneau

 

L’attention portée par Queneau aux questions de structure et d’écriture, l’art avec lequel il s’emploie à « faire quelque chose de rien » ne doivent pas escamoter ceci : de poèmes en romans s’est peu à peu constitué un univers parfaitement original, immédiatement reconnaissable, où la banalité a toujours quelque chose de merveilleux. Une vision que les surréalistes ne désavoueraient pas... Les personnages de Queneau appartiennent à la famille de ce qu’on appellera, dans les années 60, des « antihéros ». Au premier abord, ils n’ont rien de bien remarquable : de modeste origine, dépourvus d’ambition, voire de désirs, un tantinet immatures, ils vivent dans l’instant présent. Par leur naïveté, leur gentillesse, ils évoquent ces figures à la fois désarmées et désarmantes de la comédie italienne, Arlequin, Pierrot... Ou, plus près de nous et sans doute des références de Queneau, les personnages du cinéma burlesque américain : Chariot, Harold Lloyd, Harry Langdon, Harpo Marx, etc.

 

Dédaigneux des biens matériels, ils ont parfois des impulsions déconcertantes, notamment dans le champ du discours philosophique. Dépourvus de romantisme, ils se satisfont de petits bonheurs éphémères et, chez eux, la frustration ne tire guère à conséquence, de même que leurs chagrins ne se gonflent jamais en drames.

QUENEAU Raymond (1903-1976). Peut-être le Journal tenu toute sa vie par Queneau (et qui a commencé à paraître en 1986) apportera-t-il des éléments nouveaux sur une vie mal connue et moins lisse qu’il peut y paraître au premier abord. Ses parents étaient merciers au Havre. Enfance triste, dit-il. Études secondaires qui l’initient aux trois principaux centres d’intérêt de son existence : la littérature, la philosophie, les mathématiques. A Paris, où il « monte » en 1920, il va pouvoir donner libre cours à une curiosité encyclopédique. Il suit, en 1935, les cours d’Alexandre Kojève sur Hegel (il les publiera en 1947) et ceux de Puech sur la Gnose. Il s’intéresse à l’arabe, au copte et à l’hébreu, mais aussi à la boxe, au judo et au billard, mais aussi à la linguistique et aux mathématiques, mais aussi au cinéma où, dit-il, il ne va jamais moins de trois fois par semaine!

 

Rencontre d’André Breton au cours de l’hiver 1924-1925. Queneau participe aux activités du groupe surréaliste sans cependant se mettre en avant. Il se brouille en 1929 avec Breton pour des raisons qu’il assure personnelles. Il découvre la Grèce en 1932 et surtout, cette même année, le Voyage au bout de la nuit de Céline. En 1938, il entre comme lecteur pour le domaine anglais chez Gallimard. II deviendra secrétaire général de la maison en 1941...

 

La politique lui est moins indifférente qu’il ne semble : en 1931-1932, il contribue à la Critique sociale que dirige Boris Souvarine. Et la montée du nazisme, la guerre suscitent chez lui des inquiétudes qu’il n’élude pas : certains textes de 1945 montrent qu’il s’interroge avec anxiété sur la responsabilité du « clerc » dans les errements de l’humanité dont il a été le témoin. Mais l’activité politique elle-même le rebute. Membre du comité directeur du Centre national des écrivains en 1945, il s’en retire très vite...

 

Après la guerre, sa vie se confond à peu près complètement avec ses passions diverses et ses activités professionnelles ou paraprofessionnelles. Rapidement reconnu par ses pairs (Jean Paulhan...) puis, avec Exercices de style (qui paraît en 1947 et dont Yves Robert et les Frères Jacques font, en 1949, un mémorable numéro de cabaret), par un large public, Queneau est élu en 1951 à l’académie Goncourt. Son « encyclopédisme » faisant de lui un directeur tout désigné pour l’« Encyclopédie de la Pléiade » que Gallimard lance en 1954... Concurremment son humour délicatement corrosif le conduisait au Collège de pataphysique qui l’accueille en 1950. Sa volonté d’arracher l’acte d’écrire au flou de « l’inspiration » pour le subordonner à des règles où la rigueur du mathématicien sert de tremplin à la fantaisie la plus débridée en fait, en 1960, l'un des membres fondateurs de l’OULIPO.

 

Le cinéma, enfin, le requiert de mille façons : il écrit la version française de la Strada de Fellini, celle de Sourires d'une nuit d'été de Bergman, le scénario et les dialogues du Monsieur Ripois de René Clément, de la Mort en ce jardin de Bunuel, le commentaire (en alexandrins!) du Chant du styrène d'Alain Resnais. Il joue même un petit rôle dans le Landru de Chabrol...

 

Discret, secret même, cet écrivain subtil a peut-être été finalement la victime d’un succès que lui a acquis une virtuosité langagière amplifiée par le cabaret, le music-hall (« Si tu t’imagines, fillette, fillette... » popularisée par Juliette Gréco) ou le cinéma (Zazie dans le métro tourné par Louis Malle en 1960). Mais l’arbre du jeu verbal ou orthographique (« doukipudonktan? ») a fini par cacher la forêt Queneau...

 

« Botter le train au langage »

 

La matrice de l’œuvre, c’est une interrogation sans fin sur le langage. A travers des lectures savantes (Vendryès, notamment), à travers son expérience quotidienne des conversations de métro ou de bistrot, Queneau découvre ceci : le français académique est au français « réel » à peu près ce que le latin était au français médiéval. Nous vivons donc, sans même en avoir conscience, à l’ère du « néofrançais ». L’écrivain doit en tirer les conséquences. Il doit s’exprimer en recourant à une nouvelle syntaxe, à un nouveau vocabulaire, à une nouvelle orthographe qui coïncident avec les pratiques de ses contemporains. Et tant pis pour les puristes qui, en littérature, ont toujours tort! D’entrée de jeu, Queneau a pris la mesure des recherches de Céline, de Joyce et de quelques autres... Lui aussi se donne pour objectif d’inventer cette nouvelle langue « qui retrouvant sa nature orale et musicale deviendrait bientôt une langue poétique et la substance abondante et vivace d’une nouvelle littérature ». Toutefois, en 1969, un article intitulé « Errata », que publie la N.R.F. d'avril, remet en question le radicalisme de la doctrine : « Rien n’annonce l’écroulement catastrophique du français que je croyais pouvoir prévoir ». Quoi qu’il en soit, l’écrivain Queneau, au fil d’une production régulière de romans et de poèmes, va moins transcrire le « néofrançais » tel qu'on le parle qu’inventer un idiolecte d’une singulière saveur où archaïsmes, tournures savantes ou précieuses font, avec l’argot et les syntagmes figés du parler quotidien, un étrange ménage... Car, outre les inventeurs déjà évoqués, Queneau se reconnaît une dette envers Henri Monnier, Jehan Rictus et... les Pieds Nickelés!

 

Plutôt que penser, prétend-il, «je préfère botter le train au langage»! Mais quelle dégelée! Déformations et transformations burlesques des vocables, orthographe phonétique, voire mimétique (« dit-il en bâlâillant ») ne sont que les aspects les plus visibles d’une expérimentation qui se donne l’élégance de ressembler à un gigantesque canular. Allez-vous à « Singcrmindépré » pour voir un « ouestern »? Vous manquez vous faire écraser par

 

une « houaturc »; vous vous heurtez à une compagnie de « céheresses »... Regagnez donc votre « achélème » et y dégustez une bonne « choupe aux choux »! La phonétisa-tion syntagmatique qui a fait la célébrité de Queneau aboutit parfois, paradoxe du néofrançais, à un hermétisme qui appelle une traduction en « ancien » français. « Stèfstu esténoci », peut-on lire dans les Fleurs bleues (1965). Ce qui ne veut jamais dire, en « quenien », que : Stèphe se tut, et Sthène aussi...

 

On peut à bon droit parler ici de ludisme, à condition de préciser que le jeu obéit toujours à l’impeccable logique d’une linguistique de fantaisie. D’où ces dérivations irréfutables, celle qui aboutit, par exemple, à « l’adulte-napping ». Et comment nommer autrement le rapt d’adulte puisqu’il y a déjà le « kidnapping » et que nous avons tous vu, avec Queneau, Chariot et son jeune partenaire, the Kid ! D’où ces francisations de l’américain que les pourfendeurs du franglais n’avaient sans doute pas prévues : les blue-jeans deviennent poétiquement des... djinns bleus et le knock-out du boxeur un... queneau-coutte! Logique également le souci de précision qui conduit à substituer, selon la circonstance, un syntagme figé à un autre manifestement inapproprié : « Tout ce petit monde dormait non pas à la belle étoile car le ciel était couvert, mais à la fortune du pot. Le pot commença bientôt à se déverser et la pluie... »

 

Queneau se plaît également au télescopage des usages littéraires (le passé simple, l'imparfait du subjonctif) et des approximations de ce qu'Yvon Bélaval appelle justement le style « populo ». Au-delà de la cocasserie de l’effet, la dérision. Soudain la langue de Voltaire révèle ses rides... « Il serva, on trinquit » (Pierrot mon ami, 1942); « Avant que les appréciations se pussent se for-mulasser, la sonnette sonna» (Saint-Glingliny 1948). Entrent aussi dans l’usage pseudolittéraire (le trop fameux bien-dire) ces métaphores devenues clichés que l’accumulation suffit à ridiculiser : « Il a des yeux de braise, un front de penseur, des mains de pianiste, une taille de guêpe, une barbe de sapeur, des lèvres de corail, un thorax de taureau, ah! qu'il est beau, ah! qu’il est beau! » (Pierrot mon ami).

 

La diversité des expérimentations de Queneau sur le langage, la saveur de ses trouvailles ne doivent pas pourtant susciter d’illusion d’optique : ces opérations langagières sont autant d’outils du comique, et Fauteur des Ziaux (1943) sait bien que, dans ce domaine, à trop vouloir prouver... Aussi bien ne les fait-il intervenir qu’avec beaucoup de discrétion au fil du texte, comme l’épice qui relève subtilement le goût de la sauce. Le contraste entre français et néofrançais n’en est que plus accusé. Avec les effets de surprise qu’on peut imaginer. Témoin ce bref dialogue entre deux sœurs :

 

— Et, reprit Julia, quand tu f es fiancée et qu'on a fait croire à maman que l'abus du melon t'avait rendue hydropique.

 

— Polocilacru, ajouta Chantal en pleuriant.

 

— Ce que les gens peuvent être poires! conclut Julia.

 

(le Dimanche de la vie)

 

La règle du jeu

 

Queneau s’est ainsi peu à peu dérobé sous le masque du grand rhétoriqueur. Le feu d’artifice de la jonglerie verbale a occulté une écriture savante et concertée. Queneau, sans doute, a fait là un choix mûrement réfléchi, celui d’offrir à chaque lecteur pâture selon ses aptitudes et ses inclinations. Dès 1938, il fait cette déclaration qui peut s’entendre comme une profession de foi :

 

«Toute œuvre demande à être brisée pour être sentie et comprise, toute œuvre présente une résistance au lecteur, toute œuvre est une chose difficile; non que la difficulté soit un signe de supériorité, ni une nécessité : mais il doit y avoir effort, du moins vers le plus. Pour suivre l'oiseau dans son vol, il faut lever les yeux : ce qui peut être fatigant lorsqu'on a l'habitude de les garder baissés. Mais une œuvre ne doit pas être difficile par simple provocation : pour suivre l'oiseau dans son vol, il faut l'avoir vu s'envoler... Ainsi Ulysses se lit comme un roman; ensuite, on va au-delà ».

 

L’écrivain se défie de l’affect, de l’impulsion, de l’inspiration. Peut-être est-ce ce qui l’a éloigné d’un certain surréalisme un tant soit peu vaticinant. Son aventure, à lui, ce n’est pas du côté de l’inconscient qu’elle se situe mais de la règle! Classique par là, et par là seulement. L’écriture selon Queneau doit procéder d’un postulat dont on explore toutes les implications. Démarche qui doit quelque chose à Raymond Roussel. La règle d'Exercices de style : relater dans quatre-vingt-dix-neuf « styles » possibles (qui, à leur tour, constituent chaque fois la règle de la narration) un insignifiant épisode de la vie citadine. Les titres suffisent à l’expliciter : « précisions », « distinguo », « lettre officielle », « onomatopées », « imparfait », « aphérèses », « moi je »... Celle des Cent Mille Milliards de poèmes (1961) : à partir de dix sonnets organisés autour des mêmes rimes et des mêmes structures syntaxiques dont les vers seront massicotés, fabriquer un recueil dont la lecture sera à la lettre inépuisable puisque la libre combinaison de chaque vers

« sionnelles ou paraprofessionnelles.

Rapidement reconnu par ses pairs (Jean Paulhan ...

) puis, avec Exercices de sryle (qui paraît en 1947 et dont Yves Robert et les Frères Jacque s font, en 1949, un mémorable numéro de cabaret), par un large public, Queneau est élu en 1951 à l'académie Goncourt.

Son « encyclopédisme » faisant de lui un directeur tout désigné pour l'« Encyclopédie de la Pléiade »que Gallimard lance en 1954 ..

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Concurremment son humour délicatement corrosif le conduisait au Col­ lège de pataphysique qui l'accueille en 1950.

Sa volonté d'arracher l'acte d'écrire au flou de« l' inspiration >> pour le subordonner à des règles où la rigueur du mathémati­ cien sert de tremplin à la fantaisie la plus débridée en fait, en 1960, r un des membres fondateurs de J'OULIPO (voir OULIPO].

Le cinéma, enfin, Je requiert de mille façons : il écrit la version française de la Strada de Fellini, celle de Sourires d'une nuit d'été de Bergman, le scénario et les dialogues du Monsieur Ripois de René Clément, de la Mort en ce jardin de Bui'iuel, le commentaire (en alexan­ drins!) du Chant du styrène d'Alain Resnais.

Il joue même un petit rôle dans le Landru de Chabrol...

Discret, secret même, cet écrivain subtil a peut-être été finalement la victime d'un uccès que lui a acquis une virtuosité langagière amplifiée par le cabaret, le music-hall ( « Si tu t'imagines, fillette, fillette ..

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» popu­ larisée par Juhette Gréco) ou le cinéma (Zazie dans le métro tourné par Louis Malle en 1960).

Mais l'arbre du jeu verbal ou orthographique ( >) a fini par cacher la forêt Queneau ...

u Botter le train au langage , La matrice de l'œuvre, c'est une interrogation sans fin sur le langage.

A travers des lectures savantes (Vendryès, notamment), à travers son expérience quotidienne des conversations de métro ou de bistrot, Queneau découvre ceci : le fran çais académique est au fran çais > à peu près ce que le latin était au français médiéval.

ous vivons donc, sans même en avoir conscience, à l'ère du « néofran çais >·.

L'écrivain doit en tirer les conséquen­ ces.

Il doit s'el(prime r en recourant à une nouvelle syn­ taxe, à un nouveau vocabulaire, à une nouvelle ortho­ graphe qui coïncident avec les pratiques de ses contem­ porains.

Et tant pis pour les puristes qui, en littérat ure, ont toujours tort! D'entrée de jeu, Queneau a pris la mesure des recherches de Céline, de Joyce et de quelques autres ...

Lui aussi se donne pour objectif d'inventer cette nouvelle langue> Queneau se plaît également au télescopage des usages littéraires (le passé simple, 1' imparfait du subjonctif) et des approximations de ce qu'Yvon Belaval appelle juste­ ment le style > .

Au-delà de la cocasserie de l'effet, la dérision.

Soudain la langue de Voltaire révèle ses rides ...

> (Pierrot mon ami, 1942); > (Pierrot mon ami).

La diversité des ex périmentations de Queneau sur le langage, la saveur de ses trouvailles ne doivent pas pour­ tant susciter d'ill u sio n d'optique : ces opérations langa­ gières sont autant d'outils du comique, et l'auteur des Ziaux (J 943) sait bien que, dans ce domaine, à trop vouloir prouver.

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Aussi bien ne les fait-il intervenir qu'avec beaucoup de discrétion au fil du texte, comme l'épice qui relève subtilement le goOt de la sauce.

Le contraste entre français et néofrançais n'en est que plus accusé.

Avec les effets de surprise qu'on peut imaginer.

Témoin ce bref dialogue entre deux sœurs : - Et, reprit Julia, quand tu t'es fiancée et qu'on a fait croi re à maman que l'abus du melon t'avait rendue hydropique.

- Polocilacru, ajouta Chantal en pleurian t.

- Ce que les gens peuvent être poires! conclut Julia.

(le Dimanche de la vie) La règle du jeu Queneau s'est ainsi peu à peu dérobé sous le masque du grand rhétoriqueur.

Le feu d'artifice de la jonglerie verbale a occulté une écriture savante et concertée.

Que­ neau, sans doute, a fait là un choix mOrement réfléchi, celui d'offrir à chaque lecteur pâture selon ses aptitudes et ses inclinations.

Dès 1938, il fait cette déclaration qui peut s'entendre comme une profession de foi : «Toute œuvre demande à être brisée pour être sentie et comprise, toute œuvre présente une résistance au lecteur, toute œuvre est une chose difficile; non que la difficulté soit un signe de supériorité, ni une nécessité : mais il doi t y avoir effort, du moins vers le plus.

Pour suivre l'oiseau dans. »

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