Devoir de Philosophie

Que pensez-vous de cette opinion de Marcel Proust : «Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci.» (A la Recherche du temps perdu. Le Temps retrouvé, Pléiade, tome IV).

Publié le 18/12/2010

Extrait du document

proust

...

proust

« plus en plus sur la façon dont, dans une existence, se constituent des réseaux et des recoupements ; à la fin duTemps retrouvé, Mlle de Saint-Loup est présentée au Narrateur : fille de Gilberte et de Saint-Loup, elle réunit donc en elle le côté de chez Swann et le côté de Guermantes : «Comme la plupart des êtres, n'était-elle pas comme sontdans les forêts les «étoiles» des carrefours où viennent converger des routes venues pour notre vie aussi, despoints les plus différents ?» Et, entre ces routes, des «transversales» se multiplient : c'est Swann qui a envoyé leNarrateur à Balbec où il a connu Saint-Loup, etc.

Certes, dira-t-on, ce réseau ne concerne que Proust, mais,comme il est extensible indéfiniment, il est utilisable à des fins multiples : «(La vie) tisse sans cesse (des filsmystérieux) entre les êtres, entre les événements, elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu'entre lemoindre point de notre passé et tous les autres, un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix descommunications.» (Pléiade, t.

IV, p.

606-607).

Cette leçon ne sera pas perdue pour beaucoup de tenants duNouveau Roman contemporain : renonçant en apparence à la psychologie, ils préfèrent souvent bâtir un vasteréseau de relations où le héros, qui devient d'ailleurs volontiers le lecteur, se perd et donc finalement se reconnaît.Exemples typiques : Les Gommes de Robbe-Grillet ou L'Emploi du temps de Butor, où le personnage central tisse, comme une sorte de toile d'araignée, un filet de liens divers, tant au passé qu'au présent, avec une ville«tentaculaire» où il s'englue, mais aussi se structure et donc, en un sens, se connaît (cf.

XXe Siècle, p.

540 et p. 549).

Très fréquemment du reste, ce genre de roman, comme celui de Proust, se termine au moment où le héros- narrateur entreprend d'écrire le livre par lequel il se «sauvera».

Au fond, n'est-ce pas là la vieille idée de Montaigne,du livre consubstantiel à l'auteur : «Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à sonauteur, d'une occupation propre, membre de ma vie ; non d'une occupation et fin tierce et étrangère.» (Cf.

XVIe Siècle, p.

235). H La lecture comme complaisance à soi-même Cependant, pour peu qu'elle ne soit pas comprise à un niveau aussi élevé, notre citation de Proust comportebeaucoup de dangers.

Elle risque d'inviter le lecteur à se complaire dans les limites étroites et les rêves faciles deson affectivité propre.

En un mot la pensée de Proust est menacée par ce que l'on appelle volontiers depuis Flaubertet suivant le titre d'un ouvrage de Jules de Gaultier (1892) un certain «bovarysme». 1 Le danger de la clarté.

Comme il s'agit avant tout, dans la perspective proustienne, de se trouver soi-même, le lecteur risque d' abord de ne s'intéresser qu'à des livres qui ne demandent aucun effort pour entendre un langagedéjà familier.

Valéry parlait avec ironie de ces «écrits si clairs qu'on n'y trouve que soi» (Le Philosophe et la Jeune Parque, in Pléiade, Œuvres, t.

I, p.

165).

Si le but est de se goûter soi-même en une espèce de narcissisme facile, il vaut certainement mieux lire Delly que Stendhal. 2 Le danger de la lecture superficielle.

En admettant que le lecteur ait cependant le courage de se chercher à travers des oeuvres authentiques et difficiles, la citation de Proust n'est-elle pas un encouragement à mépriser ledétail du texte au profit des vagues images qu'il fait lever dans l'inconscient ? De ce point de vue, on peut affirmerau contraire que lire, c'est écarter la rêverie subjective au profit d'une modeste soumission à ce qu'à voulu direl'auteur (cf.

sujet 2, II).

En ce sens, on a pu dire que lire n'est pas se connaître, mais peut-être se méconnaître soi-même. 3 Le danger de la facilité morale.

Enfin le mot de Proust a l'air de suggérer qu'il y a un moi à connaître, comme on étudierait son estomac ou son foie.

Il risque ainsi de nous faire oublier que le moi que connaît le lecteur est, si lalecture est profonde et enrichissante, un moi qui précisément se transforme par la lecture.

En d'autres termes, lelivre n'est pas seulement un instrument à connaître le moi, il est un instrument à le faire.

C'est ce que suggéraitMontaigne dans la citation ci-dessus.

Faute d'accepter cette perspective dynamique, le lecteur risque de ne trouverdans les livres qu'un pâle et stérile reflet de ses émotions.

C'est ce qu'a voulu peindre Flaubert dans MadameBovary, qui ne retient des romans romantiques qu'elle lit que des éléments d'un sentimentalisme facile : par exemple,elle ne retient de Walter Scott que «ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leursjours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plumeblanche qui galope sur un cheval noir».

En somme Walter Scott n'est pour elle qu'une leçon d'attente et depassivité, alors qu'en réalité les luttes de races et de classes sociales jouent chez l'auteur d'Ivanhoé un rôle bien plus important que ces évocations de style «troubadour».

Mais évidemment la châtelaine immobile, c'est MadameBovary elle-même. III Pour une conception élargie de la lecture Il semble donc finalement qu'il faille accepter le mot de Proust pour tout ce qu'il suggère d'attitude profondément«réflexive» chez le lecteur : la lectu-re nous mène du monde à nous et non de nous au monde, tout au moins lalecture littéraire.

Mais le moi auquel elle nous renvoie est un moi élargi et affermi. 1 L'univers d'un artiste.

Nous objecterons notamment au Proust des lignes que nous avons à commenter le Proust qui définit l'originalité artistique par la création d'un univers propre à chaque artiste.

On sait en effet que, pourProust, l'artiste impose à sa génération étonnée la vision et les lois d'un univers qui lui est propre et dont on al'impression que, tel un cosmonaute, il vient d'arriver.

Dès lors l'effort de la lecture n'est-il pas, autant que de setrouver soi-même, d'accepter cette navigation d'étoile en étoile, ce voyage sur la lune que constitue l'approche desoeuvres d'art, voyage bien plus dépaysant encore que celui des cosmonautes ? Il n'y a d'ailleurs peut-être pasopposition totale entre les deux conceptions, car le moi du lecteur ne peut qu'extraordinairement s'enrichir de tousces moi planétaires ainsi parcourus, de cette prodigieuse expérience qui consiste à voir le monde par les yeux d'autrui.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles