PROUST : MAIS LES RARES MOMENTS ... A l'Ombre des jeunes filles en fleurs
Publié le 30/06/2012
Extrait du document
[...] Mais les rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle
est, poétiquement, c'était de ceux-là qu'était faite l'oeuvre d'Elstir. Une
de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait
près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre
à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette comparaison,
tacitement et inlassablement répétée dans une même toile,
qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois
non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez
certains amateurs la peinture d 'Elstir.
C'est par exemple à une métaphore de ce genre - dans un tableau
représentant le port de Carquethuit, tableau qu'il avait terminé depuis
peu de jours et que je regardai longuement - qu 'Elstir avait préparé
l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que des termes
marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent
une partie du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer
même s'enfonçant en golfe dans les terres, ainsi que cela arrivait
constamment dans ce pays de Ba/bec, de l'autre côté de la pointe avancée
où était construite la ville, les toits étaient dépassés (comme ils
l'eussent été par des cheminées ou par des clochers) par des mâts, lesquels
avaient l'air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient,
quelque chose de citadin, de construit sur terre, impression qu 'augmentaient
d'autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en rangs
si pressés que les hommes y causaient d'un bâtiment à l'autre sans
qu'on pût distinguer leur séparation et l'interstice de l'eau, et ainsi
cette flottille de pêche avait moins l'air d'appartenir à la mer que, par
exemple, les églises de Criquebec qui, au loin, entourées d'eau de
tous côtés parce qu'on les voyait sans la ville, dans un poudroiement
de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre
ou en écume et, enfermées dans la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore,
former un tableau irréel et mystique. Dans le premier plan de la
plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière
fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des
hommes qui poussaient des bateaux à la mer, couraient aussi bien
dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les
coques comme s'il avait été de l'eau. La mer elle-même ne montait pas
régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la perspective
déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en pleine mer, à
demi caché par les ouvrages avancés de l'arsenal, semblait voguer au
milieu de la ville ; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les
rochers, avaient l'air, parce qu'elles étaient entourées d'eau et à cause
de la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la
plage (des deux côtés les plus rapprochés de terre) au niveau de la
mer, d'être dans une grotte marine surplombée de barques et de
vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeusement.
Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer
entre dans la terre, où la terre est déjà marine et la population amphibie,
la force de l'élément marin éclatait partout ; et, près des roches, à
l'entrée de la jetée, où la mer était agitée, on sentait aux efforts des matelots
et à l'obliquité des barques couchées à angle aigu devant la
calme verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où les
uns rentraient, d'où les autres partaient pour la pêche, qu'ils trottaient
rudement sur l'eau comme sur un animal fougeux et rapide dont les
soubresauts, sans leur adresse, les eussent jetés à terre. Une bande de
promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une carriole
; un matelot joyeux, mais attentif aussi, la gouvernait avec des
guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour
ne pas faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et on courait ainsi
par les champs ensoleillés, dans les sites ombreux, dégringolant les
pentes. C'était une belle matinée malgré l'orage qu'il avait fait. Et
même on sentait encore les puissantes actions qu'avait à neutraliser le
bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la fraîcheur,
dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient
presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un
effet de soleil et que la perspective faisait s'enjamber les uns les autres.
Ou plutôt on n'aurait pas dit d'autres parties de la mer. Car entre ces
parties, il y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église
sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L'intelligence faisait
ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d'orage,
plus loin tout d'une couleur avec le ciel et aussi verni que lui, et
là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si compact, si terrien, si
circonvenu de maisons, qu'on pensait à quelque chaussée de pierre ou
à un champ de neige, sur lequel on était effrayé de voir un navire s 'élever
en pente raide et à sec comme une voiture quis 'ébroue en sortant
d'un gué, mais qu'au bout d'un moment, en y voyant sur l'étendue
haute et inégale du plateau solide des bateaux titubants, on comprenait,
identique en tous ces aspects divers, être encore la mer.
(A l'Ombre des jeunes filles en fleurs, 1919)
«
plage, le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de fron
tière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan.
Des
hommes qui poussaient des bateaux à
la mer, couraient aussi bien
dans les flots que sur le sable, lequel, mouillé, réfléchissait déjà les
coques comme s'il avait été de l'eau.
La mer elle-même ne montait pas
régulièrement, mais suivait les accidents de
la grève, que la perspective
déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en pleine
mer, à
demi caché par les ouvrages avancés de l'arsenal, semblait voguer au
milieu de
la ville ; des femmes qui ramassaient des crevettes dans les
rochers, avaient
l'air, parce qu'elles étaient entourées d'eau et à cause
de
la dépression qui, après la barrière circulaire des roches, abaissait la
plage (des deux côtés les plus rapprochés de terre) au niveau de la
mer, d'être dans une grotte marine surplombée de barques et de
vagues, ouverte et protégée au milieu des flots écartés miraculeuse
ment.
Si tout le tableau donnait cette impression des ports où la mer
entre dans
la terre, où la terre est déjà marine et la population amphi
bie,
la force de l'élément marin éclatait partout ; et, près des roches, à
l'entrée de
la jetée, où la mer était agitée, on sentait aux efforts des ma
telots et à l'obliquité des barques couchées à angle aigu devant
la
calme verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où les
uns rentraient, d'où les autres partaient pour
la pêche, qu'ils trottaient
rudement sur l'eau comme sur un animal fougeux et rapide dont les
soubresauts, sans leur adresse, les eussent jetés à
terre.
Une bande de
promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une
car
riole ; un matelot joyeux, mais attentif aussi, la gouvernait avec des
guides, menait
la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa place pour
ne pas
faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et on courait ainsi
par les champs ensoleillés, dans les sites ombreux, dégringolant les
pentes.
C'était une belle matinée malgré l'orage qu'il avait
fait.
Et
même on sentait encore les puissantes actions qu'avait à neutraliser le
bel équilibre des barques immobiles, jouissant du soleil et de la
fraî
cheur, dans les parties où la mer était si calme que les reflets avaient
presque plus de solidité et de réalité que les coques vaporisées par un
effet de soleil et que
la perspective faisait s'enjamber les uns les autres.
Ou plutôt on n'aurait pas dit d'autres parties de la mer.
Car entre ces
parties, il y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église
sortant des eaux,
et les bateaux derrière la ville.
L'intelligence faisait
ensuite un
même élément de ce qui était, ici noir dans un effet d'ora
ge, plus loin tout d'une couleur avec le ciel
et aussi verni que lui, et
là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si compact, si terrien, si
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