Promenade sentimentale de Paul VERLAINE (Poème saturniens)
Publié le 26/05/2010
Extrait du document
Le couchant dardait ses rayons suprêmes Et le vent berçait les nénuphars blêmes ; Les grands nénuphars entre les roseaux Tristement luisaient sur les calmes eaux. Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie Au long de l'étang, parmi la saulaie Où la brume vague évoquait un grand Fantôme laiteux se désespérant Et pleurant avec la voix des sarcelles Qui se rappelaient en battant des ailes Parmi la saulaie où j'errais tout seul Promenant ma plaie ; et l'épais linceul Des ténèbres vint noyer les suprêmes Rayons du couchant dans ses ondes blêmes Et des nénuphars, parmi les roseaux, Des grands nénuphars sur les calmes eaux.
Extrait des Poèmes saturniens, et plus précisément de la section « Paysages tristes«, ce poème en décasyllabes n'offre apparemment pas un sujet très original : le poète triste se promène dans un paysage triste à l'heure mélancolique du coucher du soleil. Cela semble même conventionnel, après les romantiques, après Baudelaire et son «Harmonie du soir « (Les Fleurs du Mal): il faut croire que l'originalité sera dans la manière. Mais cette manière elle-même n'est pas simple technique verbale : elle exprime une façon de sentir et de « chanter « dont l'explication de texte a pour but de préciser la spécificité. L'intitulé de la section « Paysages tristes « et le titre du poème « Promenade sentimentale « nous indiquent, avant même que nous lisions, les deux lignes qui vont se fondre dans le texte : la ligne « objective «, qui consiste à dessiner un paysage choisi pour sa mélancolie, et la ligne « subjective «, qui consiste à évoquer les sentiments d'un coeur blessé. Une correspondance, une fusion vont s'opérer entre ces deux aspects. Tout l'art de Verlaine sera de lier le paysage et l'état d'âme, pour en faire un tissu de mots, de suggestions, d'images et de sonorités susceptibles de nous entraîner dans sa propre rêverie.
«
sont au pluriel —quoique « nombreuses », les eaux sont calmes !).
Cette tranquillité du paysage est naturellementmarquée par la régularité du rythme : l'accent tonique revient toute les cinq syllabes; des assonances, dues auxtrois terminaisons à l'imparfait, ponctuent ce flux régulier de la phrase; enfin, les vers 3 et 4, où l'on peut observerun enjambement et une légère allitération (roseaux/ luisaient/ calmes eaux), produisent une impression d'extensionqui souligne l'horizontalité du plan visuel.L'adverbe « tristement » n'a pas à être commenté maintenant; il soulève simplement la question : un paysage peut-il par lui-même être « triste »? Poser cette question, c'est déjà presque y répondre, et nous renvoyons sur ce pointà notre Clef n° 3 sur l'anthropomorphisme, ainsi qu'au troisième point de cette explication.Des vers 5 à 12, le paysage évoqué par Verlaine s'anime d'un peu de mouvement et de bruits.
Le fait d'abord quel'acteur-descripteur se « promène » donne aux visions successives un caractère de montage filmique, d'animationlente sans doute (à l'image de l'errance de celui qui voit), mais d'animation tout de même.
A la vue de l'étangsuccède la perception indécise de la saulaie : il s'agit d'un lieu planté de saules, probablement de saules pleureurspuisque nous sommes au bord de l'eau; le saule est dit pleureur parce que ses branches sont inclinées, mais bienentendu, cette indication ne se limite pas à son caractère concret...
La brume fantomatique nous est montréeensuite, s'effilochant sans doute sous l'effet du léger vent.
Puis c'est la voix des sarcelles — les cris des poulesd'eau qui se rassemblent avant la nuit, et donc se « rappellent », avec des bruissements de battements d'ailes.Cette animation est soulignée par le rythme et les sonorités : légère allitération en -l au vers 6 (fluctuation del'allure), échos des vers 9-10 (sarcelles/ rappelaientldes ailes), enjambements ininterrompus des vers 7-8-9(traduisant le caractère indéfini et mouvant de la brume fantomatique).
Mais c'est là une animation dernière, uneanimation de fin de jour —comme d'ailleurs les ultimes lueurs notées dans les quatre premiers vers.Les vers 11 à 16 reprennent les éléments du tableau évoqué aux vers 1 à 4.
Mais un événement se produit, marquépar un passé simple, la fin du jour, l'avènement de la nuit : « vint noyer ».
Les rayons du soleil couchant, quimiroitaient à la surface de l'étang, disparaissent comme absorbés par les eaux : le soleil a basculé de l'autre côté del'horizon (si le passé simple insiste sur la rupture que représente l'événement par rapport au début du poème, le «et» du vers 11 marque la continuité : tout se préparait, dans la nature, à cette disparition); à sa place, desténèbres épaisses envahissent l'atmosphère où seules les ondes sont encore à peine luisantes, « blêmes ».
Deuxenjambements hardis (l'épais linceul! Des ténèbres; les suprêmes! Rayons)obligent à prononcer sans pause les vers 11 à 14, marquant peut-être l'irrésistible enfouissement des choses du joursous l'épaisseur de la nuit qui vient.
Naturellement, on remarque la métaphore du linceul, qui signifie la mort du jour(dont les rayons se noient à la fois dans l'eau et la nuit).
On a le droit d'y voir un phénomène naturel : chaque soir,le jour meurt, et la nature en porte le deuil en se revêtant de la Nuit...
Mais en réalité, cette image ancienne estune projection anthropomorphique, dont nous reparlerons plus loin.Les deux derniers vers, qui reprennent avec quelques variantes les vers 3 et 4, immobilisent définitivement letableau, dans toute son horizontalité.
Plus rien ne luit, cette fois.
L'événement est passé : le jour a été enseveli.Les grands nénuphars le recouvrent.
Le poème est clos.
LES SENTIMENTS DU POÈTE
Voilà donc le cadre de cette promenade, son lieu et son heure, définis et clairement précisés.
C'est là que le poèteva éprouver et exhiber ses sentiments («promenant ma plaie »).
Mais une première remarque doit être faite à proposdu titre « Promenade sentimentale », dont le sens est intentionnellement ambigu.
Cette expression désigne en effet,normalement, la promenade de deux amoureux.
Or, Verlaine semble l'employer dans un sens littéral : ce qu'il promèneau grand air du couchant, ce sont ses sentiments douloureux.
Ce jeu de mots laisse penser que la blessure dont soncoeur souffre est une blessure sentimentale, ou qu'une même promenade a été faite antérieurement en doucecompagnie, ce qui rend si douloureux de faire celle-ci en pleine solitude ce soir-là (« Moi, j'errais tout seul »).
Onpeut penser, quoi qu'il en soit, que la « plaie » est récente, que le souvenir en est proche, et que cette promenade«sentimentale » a donc quelque chose d'ironique et d'amer.L'expression directe, lyrique, du moi souffrant commence au vers 5: « Moi, j'errais tout seul, promenant ma plaie ».La mise en valeur du « Moi je » semble même trancher sur le spectacle tranquille du couchant.
La mise en scène apréparé l'entrée de l'acteur.
L'expression du sentiment rassemble plusieurs caractères :
• la « plaie » : nous l'avons vu, il s'agit sans doute d'une blessure d'amour; mais le choix du mot «plaie » laisseentendre que cette blessure n'est pas refermée : le deuil n'est pas accompli, la souffrance est encore vive;
• la solitude (« tout seul »): elle est liée bien sûr au souvenir probable d'une communion antérieure; mais elle estpeut-être rendue plus vive par le contraste opéré avec le rassemblement des sarcelles : elles s'appellent et serejoignent, contrairement au poète solitaire;
• l'errance : celui qui erre ne sait pas où il va; il n'a pas — il n'a plus — de but précis; sa douleur le force à aller, etil n'a plus de sens; il marche donc au hasard, « parmi » la saulaie;
• le besoin d'exhiber la souffrance : l'expansion du vers 5, sa cadence croissante (1 syllabe/ 4 syllabes/ 5 syllabes)manifestent presque à elles seules (en liaison avec le sens évidemment) ce besoin d'extérioriser;.
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