Procès de la parole, éloge du silence dans la Chute de Camus
Publié le 10/01/2020
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Le bavard
«Je suis bavard, hélas I », avoue d'emblée Clamence (p. 9), avant même de préciser qu'il était jadis avocat (p. 12). En argot, « un bavard » désigne un avocat. Clamence aurait-il moins renoncé à sa profession qu'il ne voudra le faire croire? Il s'est surtout donné pour mission, désormais, de plaider contre lui-même. Le silence grandissant de son interlocuteur confirme l'aveu initial de Clamence, sans déterminer en lui-même un jugement de valeur sur la confession : quand nous nous taisons devant quelqu'un, est-ce parce qu'il nous passionne ou parce qu'il nous soûle? Que l'interlocuteur revienne ponctuellement aux rendez-vous fixés par Clamence est plus significatif : son intérêt (de nature éventuellement masochiste) pour le discours de Clamence ne fait décidément pas de doute.
L'art oratoire de Clamence suffirait, il est vrai, à éveiller l'admiration. Nous saurons, quand il énoncera sa propre profession, que l'admiration de l'interlocuteur est celle d'un connaisseur. Indépendamment du contenu de la confession, il vient d'entendre, comme une belle leçon, l'exercice d'un maître du barreau.
Peut-être la virtuosité de Clamence s'est-elle un peu rouillée depuis qu'il a renoncé à exercer son métier? « Mais ce soir, non plus, je ne me sens pas en forme. J'ai même du mal à tourner mes phrases. Je parle moins bien, il me semble, et mon discours est moins sûr» (p. 48); et encore: «Je perds le fil de mes discours, je n'ai plus cette clarté d'esprit à laquelle mes amis se plaisaient à rendre hommage» (p. 78-79).
Vraies ou simulées, ces hésitations posent, au-delà de la nature de la confession, le problème du genre de l'œuvre1 : avons-nous affaire à un Clamence au bout du

«
La même question se pose pour des monologues situés
à l'intérieur d'œuvres romanesques.
Dans Le Rouge et le
Noir (Deuxième partie, chapitre 15), quand Julien Sorel se
demande s'il doit ou non se rendre au rendez-vous que lui
a donné Mathilde de La Mole, parle-t-il à haute voix ou
réfléchit-il en lui-même sur la conduite à tenir? Cette ques
tion se pose avec beaucoup plus d'acuité dans le cas de
La Chute parce que, de quelque manière que nous inter
prétions le récit (monologue ou dialogue).
il s'agit d'une
œuvre tout entière de paro/e1.
Parole écrite (c'est de la lit
térature qu'il s'agit).
simulant soit une parole orale, articu
lée ou murmurée, soit un discours intérieur.
l!lllt®Ha LE BAVARD ET SA PROIE
Nous nous placerons, pour examiner les implications
psychologiques et morales de la parole de Clamence, dans
l'hypothèse la plus couramment admise par la critique :
celle d'une conversation «réellement» tenue avec un
interlocuteur « réel».
La siituation de parole
Une conversation suivie entre deux inconnus suppose un
type de situation le plus généralement codé : présentation
de deux invités à l'occasion d'une réception, examen oral,
cérémonie officielle, séance de prétoire, bal, etc.
Elle ne se
produit, autrement, que si un inconnu en aborde délibéré
ment un autre (dans la rue, au café, dans un transport en
commun ...
).
On aborde dans ce cas un ou une inconnu(e)
pour lui faire la cour, pour lui demander ou lui offrir de
l'aide, pour l'endoctriner.
Parmi ces trois derniers types de
situation, seule la première (entreprise de séduction amou
reuse) a d'ordinaire quelque chance de se prolonger et de
créer un lien durable.
Celle que met en place Clamence
correspond à la fois au deuxième et au troisième type (offrir
de l'aide et endoctriner).
Exceptionnellement, dans La
Chute, ce type de situation va déboucher sur une
1.
On peut du reste envisager une adaptation théâtrale de La Chute : monologue d'un acteur seul en scène ou dialogue à la manière de ce qui a été tenté avec succès pour Le Neveu de Rameau..
»
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