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PRÉVOST, Antoine-François Prévost d'Exiles, dit l'abbé : sa vie et son oeuvre

Publié le 27/11/2018

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PRÉVOST, Antoine-François Prévost d'Exiles, dit l'abbé (1697-1763). Parce qu’il fut sanguin, tumultueux, désordonné, mais surtout parce qu’il vécut au confluent du siècle de la Grâce et du siècle de la Nature, Prévost fut constamment déchiré, divisé. Tour à tour élève des Jésuites, soldat, moine bénédictin, catholique, anglican, adepte de la religion naturelle, plein d’une indulgence fénelonienne et nourri de Malebranche, acquis aux Lumières naissantes du xviiie siècle, il n’aura réalisé son unité que dans l’inquiétude. Ses huit principaux romans et une grande part du reste de son œuvre sont la mise en littérature d’une expérience et d’une angoisse vécues. Il voulait comprendre la nature des forces irrésistibles qui gouvernent nos sens au mépris de notre raison et de notre volonté, comprendre par quel malentendu entre Dieu et les hommes tout amour paraît maudit. Partagé entre un rêve profane de félicité et un christianisme pessimiste, sentant sur lui l’implacable regard du Dieu caché et rêvant de celui de Cléopâtre, il s’est voué à l’exploration des ténèbres labyrinthiques du cœur humain, frôlant parfois la révolte et le doute, se résignant à la fin, mais interrogeant inlassablement le ciel et lui-même.

 

Une vie en forme de roman

 

Il fut d’abord Antoine-François Prévost, troisième fils d’un conseiller et procureur du roi à Hesdin en Artois, père « tendre et rigide », notable de sa ville. Une fille et deux autres garçons devaient naître encore après lui. Ses deux frères aînés lui offraient l’exemple de deux carrières ecclésiastiques réussies. Le premier choc fut, à quatorze ans, en 1711, la mort de sa mère et de son unique sœur, âgée de treize ans, qu’il adorait. Les autres filles nées dans le ménage n’avaient pas vécu. Faut-il voir dans ces morts l’origine du cortège funèbre de jeunes filles et de jeunes femmes mortes qui vont hanter l’œuvre? Et la source de thèmes obsédants : l’affection entre frère et sœur, la mort de la sœur, la mort de la mère? Rien ne le prouve, mais on le croirait volontiers.

 

L’année suivante, c’est la guerre dans le Nord, la victoire de Denain; à peine âgé de seize ans, Antoine-François quitte l’école des Jésuites et s’engage dans l’armée. La paix d’Utrecht, quelques mois plus tard, met fin à ses espoirs de gloire militaire; il revient chez les Jésuites. Deuxième choc : le conflit avec le père, à seize ans; pour une maîtresse, dit-on. Là encore, il est permis de penser que vient de naître un thème fondamental de l’œuvre.

De seize à vingt-trois ans, il retourne, à deux reprises, au métier des armes, revenant chez les Jésuites dans les intervalles. Hésitations, contradictions, incertitudes — on retrouve ces traits chez beaucoup de personnages de ses romans. Mais comme l’on aimerait savoir avec plus de précision ce qu’il lui arriva en 1719 et 1720! Là sans doute se trouve la clef de l’histoire de Des Grieux et Manon Lescaut. Quelle mauvaise affaire l’obligea-t-elle à passer en Hollande ? Quel fut cet « engagement trop tendre » dont « la malheureuse fin », évoquée par lui-même dans son périodique le Pour et le Contre, l’amena cette fois à la retraite chez les Bénédictins?

 

Il devient donc dom Prévost, ayant toutefois prononcé ses vœux avec les restrictions mentales qui lui permettaient de les rompre. Duplicité qu’il prêtera à Des Grieux. Le roman de sa vie nourrira ses romans; ils seront le commentaire de sa crise intérieure. « Ce cœur si vif était encore brûlant sous la cendre ». Il se méfie, écrit-il à l’un de ses frères, de « certaines images qui ne se présentent que trop souvent à [son] esprit et qui n’auraient encore que trop de force pour [le] séduire ». D’abbaye en abbaye, à Jumièges, à Saint-Ouen de Rouen, au Bec-Hellouin (où il rencontre le duc de Vil-lars, retiré du monde, modèle peut-être du narrateur central de son premier roman), il médite sur le mystère humain, trouvant cependant le temps d’écrire un pamphlet (publié en 1724) contre le Régent. Autorisé à enseigner et à prêcher, il acquiert un style : à Évreux, ses auditeurs « se souviennent encore de l’onction, de la force, du vrai pathétique qu’il mettait dans tous ses discours » (Meusnier de Querlon, 1768). Ce style n’est pas du goût de ses supérieurs : on l’envoie à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, exercer son érudition à des travaux plus bénédictins. Il s’en distrait en commençant à écrire son premier roman, Mémoires et aventures d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde. Il en portait les germes en lui depuis longtemps. Les premiers tomes paraissent en 1728, premiers sommets d’un massif romanesque qui allait dominer la littérature et la sensibilité françaises jusqu’en 1760.

 

Souhaitant passer dans un ordre moins sévère, il n’attend pas l’autorisation officielle, quitte l’abbaye, est poursuivi dans Paris comme déserteur. Feignant une conversion au protestantisme, il passe en Angleterre; il devient Prévost d’Exiles, se souvenant à point d’une petite ville de garnison par où il était passé, et dont le nom définit son destin. De 1728 à 1730, la découverte de l’Angleterre lui apporte l’euphorie : le tome V des Mémoires et aventures d'un homme de qualité fait l’apologie de l’île heureuse. Précepteur du fils de sir John Eyles, sous-gouverneur de la South Sea Company, il voyage dans le sud de l’Angleterre avec son élève. Il a l’aisance et la dignité. Il écrit la suite de son roman et les deux premiers tomes du suivant. Histoire de Monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, ou le Philosophe anglais; partie de l’œuvre dominée par le problème du mariage impossible. C’est que le précepteur Prévost d’Exiles rêvait d’épouser la fille de sir John Eyles...

 

Cette « petite affaire de cœur » lui fait perdre sa place. Il passe en Hollande à l’automne de 1730, négocie des contrats avec des libraires de La Haye et d’Amsterdam, travaille à la fois à l’Homme de qualité, à l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut qui allait former le tome VII et dernier de cet immense roman, à Cleveland, qui déborde les quatre tomes initialement prévus, à la traduction de l'Historia mei temporis de De Thou. A travers les romans, où se mêlent théologie et littérature, l’inquiétude métaphysique et la recherche de la vérité morale se poursuivent. Mais à peine parue VHistoire du chevalier Des Grieux, en Hollande, au printemps 1731, Prévost, qui a déjà dû la vivre, la revit avec une aventurière, Lenki Eckhardt, Cléopâtre fort peu royale, dite « la Sangsue ». Prévost a beau se faire désormais appeler Marc-Antoine Prévost d’Exiles, c’est la déchéance. Démêlés avec les libraires pour contrats non respectés, ruine financière à laquelle contribue Lenki. Couvert de dettes, il retourne en hâte avec elle en Angleterre, lance en juin 1733 un périodique, le Pour et le Contre, à l’image des journaux anglais : faits divers et personnages originaux de la chronique anglaise; nouvelles littéraires de France et d’Angleterre, réflexions morales; commentaires de Shakespeare, du célèbre drame de Lillo le Marchand de Londres (Prévost ne pouvait pas rester indifférent à l’histoire de ce jeune homme entraîné à la débauche, au vol, au meurtre, par passion pour une femme dont il ne parvient pas à se détacher)...

 

Le Pour et le Contre comptera vingt volumes quand Prévost y renoncera en 1740. Il y eut des interruptions, comme celle de décembre 1733, lorsque l’auteur se retrouva en prison à Gatehouse pour avoir contrefait sur un billet à ordre la signature de son ancien disciple. L’indulgence de sir John Eyles le sauve de la potence; l’indulgence du pape Clément XII pour ses fautes passées lui permet de rentrer en France. A la fin de 1734, on le retrouve à Paris, où il est bien accueilli. De 1735 à 1740, il poursuit son entreprise de romanesque métaphysique, achevant Cleveland, qui remporte un succès énorme, écrivant le Doyen de Killerine, fouillant obstinément le monde irrationnel des passions : pourquoi l’amour est-il maudit? Pourquoi les bonnes intentions sont-elles toujours punies par le ciel?

 

En 1736, le prince de Conti le choisit comme aumônier; il a ainsi un protecteur puissant, devient l’abbé Prévost, reconquiert sa dignité. Histoire d'une Grecque moderne, en 1740, marque le passage du roman métaphysique aux romans d’exploration morale. Il s’intéresse, dans d’autres œuvres, aux personnages historiques qui ont réalisé l’équilibre du tumulte et de l’ordre : Marguerite d’Anjou, Guillaume le Conquérant. Il entreprend des traductions : il est significatif qu’il choisisse Cicéron et Richardson; l’oratoire et le pathétique, la réflexion morale et la sensibilité. Il entreprend aussi l’énorme compilation de l'Histoire des voyages (quinze volumes de 1746 à 1759), prélude important à l’Histoire des deux Indes de Raynal et confirmation de son goût pour le mouvement, l’instable, la découverte.

 

A part quelques incidents qui l’obligent à quitter temporairement la France, l’abbé connaît et goûte cependant une vie plus tranquille, sans soucis d’argent. Homme du

 

xviiie siècle, aimant contradictoirement le mouvement et le repos, il réalise son rêve d’une petite maison à Chaillot avec sa gouvernante; le pape Benoît XIV le pourvoit du bénéfice d’un prieuré dans le diocèse du Mans. Il rencontre souvent à Passy, chez leur ami Mussard, Jean-Jacques Rousseau, fervent lecteur de Cleveland, et qui s’en souviendra dans la Nouvelle Héloïse, dont le succès prend le relais de Cleveland en 1761.

 

C’est vers 1760 que Prévost laisse en suspens son dernier roman, le Monde moral ou Mémoires pour servir à l'histoire du cœur humain; le prince son protecteur lui a demandé d’écrire l’histoire de la maison de Condé et Conti. L’abbé, de nouveau aux prises avec les soucis d’argent et l’écriture forcée, s'installe dans une autre maison tranquille, à Saint-Firmin, près de Chantilly. Il n’achèvera ni le roman ni l’histoire. L’apoplexie le frappe, à soixante-six ans, en forêt de Chantilly, un après-midi où il rentrait d’une visite aux Bénédictins de Saint-Nicolas d’Acy, ses voisins; ceux-ci achetèrent au curé du village le droit de l’enterrer dans l’église de leur prieuré, qui fut détruit par la Révolution.

 

Prévost était né sous le même signe astral que Baudelaire et Van Gogh, celui du Bélier; signe pendant lequel le soleil doit s’exalter et gagner sa victoire de printemps sur la nuit de l’hiver, mais signe aussi qui donne naissance à des êtres souvent incertains de ce qu’ils sont, victimes de pulsions anarchiques primitives qui empêchent parfois la montée du soleil et la claire réponse aux interrogations anxieuses.

 

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il ne fut que l’auteur — scandaleux ou fascinant — de Manon Lescaut, « Sphinx étonnant, Cléopâtre en paniers » pour Musset, émule de Nana pour les naturalistes, popularisée en 1884 par l’opéra de Massenet, Manon. Il faudra attendre 1896 pour que des études universitaires commencent à envisager l’ensemble de la vie et de l'œuvre, mais c’est seulement à partir des années 60, en particulier grâce au colloque international qui lui a été consacré à Aix-en-Provence en 1963, que Prévost a commencé avec justice à « être considéré comme l’égal de Balzac, de Proust ou de Dostoïevski » (H. Coulet, le Roman jusqu'à la Révolution). Entreprise en 1977, une édition en huit volumes de l’œuvre romanesque complète est en cours de publication. Souhaitons qu’enfin le grand public à son tour découvre que Prévost n'a pas seulement écrit l’histoire à la fois magique et tragique de Des Grieux et Manon.

 

Le roman-labyrinthe

 

Dans leur technique comme dans leur métaphysique, tous les romans de Prévost présentent les lignes sinueuses et enchevêtrées d’une quête anxieuse dans les ténèbres. Monde de l'obscurité et de l’opacité, labyrinthe dans lequel on ne trouve presque jamais la porte étroite de l’issue heureuse. Pourtant, que de portes dans ces romans, symboliquement! Fermées, la plupart du temps, et qu’il faut forcer.

 

Ce n’est pas surprenant si, une fois les portes forcées et d’interminables galeries parcourues à tâtons, on arrive au lieu fondamental de tout récit de Prévost : le souterrain. Dans les ruines de Tusculum, l'« homme de qualité » explore un dédale au fond duquel il découvre une salle où trois colonnes sculptées en forme de Furies entourent un cercueil contenant les restes d'une victime de quelque drame passionnel. Cleveland, fils proscrit de Cromwell, passe toute son enfance dans une caverne : c’est dans ces ténèbres qu'il enterre sa mère, voit mourir une autre femme victime d’un drame de la jalousie, découvre la jeune fille qu’il va aimer aux dépens du repos de sa vie. Souterrains tortueux, à l’image de toutes ces consciences inquiètes qui cherchent une vérité conforme à la nature dans un monde où celle-ci semble partout repoussée. L’ancienne esthétique baroque réutilisée par Prévost s’enrichit d’une métaphysique de la malédiction.

 

La structure même des romans est labyrinthique : dans les deux premiers tomes de son premier roman, Prévost rassemble sept histoires d’amour pour montrer les malheurs auxquels mènent les passions : il aurait pu les raconter successivement, comme dans les traditionnels recueils didactiques d’« histoires galantes et tragiques », dont son écriture relève aussi. Il préfère les entrelacer, envelopper avec lui le lecteur dans cet enchevêtrement inextricable de drames sentimentaux. Inextricable aussi est l’enchevêtrement des actions dans le Doyen de Kille-rine, où les bonnes intentions du Doyen, qui s’estime responsable du bonheur et du salut de ses deux frères et de sa sœur, interviennent toujours à contretemps, provoquant des cascades de malentendus dans lesquels tout le monde se perd. Aussi compliquées et vastes que celles de Piranèse, les architectures des intrigues de chaque roman ont pour mission de reproduire le double labyrinthe de la vie réelle et de la conscience déchirée. La phrase elle-même se fait souple, sinueuse, revenant toujours sur les mêmes images, les memes mots, allongée quand il le faut de multiples subordonnées, de « et », de « mais » qui la font interminablement rebondir, alors que Prévost est capable par ailleurs du style d'analyse le plus vif. C’est que l’écriture a pour fonction à la fois de montrer et d’éclairer le labyrinthe. Les intrigues et les mots deviennent des instruments d'élucidation du mystère humain.

 

Prévost veut « pénétrer dans le cœur, qui passe pour impénétrable [...]. Des routes secrètes, ménagées par la nature, en ouvrent l’accès à ceux qui peuvent les découvrir. Je les ai cherchées pendant quarante ans » (le Monde moral). Mais que ses personnages observent de l’extérieur les « replis ténébreux » des autres ou qu’ils cherchent à se comprendre eux-mêmes, sondant leurs souvenirs dans une narration subjective faussée d'emblée par la vision passionnelle qui masque la réalité, la conclusion est toujours la même : aveuglement, complexité, mystère insondable. Une seule certitude : aucun ordre, aucune sagesse ne peut résister au vent dévastateur des passions. Roman après roman, dans un labyrinthe d’évocations historiques, de souvenirs autobiographiques, de \"cas\" passionnels tragiques imaginés à l’infini, Prévost nous attire avec lui dans un monde obscur et fou, où quelques visages féminins mettent quelques sourires, mais pour entraîner aussitôt, comme Cléopâtre, à de nouveaux désastres les amants fascinés.

 

Deux techniques essentielles contribuent à créer le labyrinthe : l’une consiste à narrer les faits comme présents, à revenir ensuite sur eux dans une méditation morale ou philosophique qui leur confère plus d’authenticité encore et de gravité, puis à nous projeter dans le futur par l'annonce de nouveaux malheurs encore plus grands — ce réseau de présent, de retour en arrière et de futur se trouvant englobé, par le statut même du roman-Mémoires, dans le passé continu du souvenir, qui donne à l’ensemble une unité de mélancolie. L’autre technique est la réitération : comme dans tout labyrinthe, on repasse souvent au même endroit : l'apparition de Manon à Saint-Sulpice répète l’apparition d'Amiens, le convoi des filles déportées réapparaît deux fois. D'un roman à l’autre, les mêmes thèmes, voire les mêmes scènes, se reprennent et se complètent : la réapparition d’Helena à Malte (la Jeunesse du commandeur) produit sur son amant un effet à la fois proche et différent de celui de la réapparition de Manon à Saint-Sulpice sur Des Grieux.

« Mémoires et aventures d'un homme de qualité fait l'apo­ logie de l'île heureuse.

Précepteur du fils de sir John Eyles, sous-gouverneur de la South Sea Company, il voyage dans le sud de l'Angle terre avec son élève.

Il a l'aisance et la dignité.

Il écrit la suite de son roman et les deux premiers tomes du suivant, Histoire de Monsieur Cleveland,fils naturel de Cromwell, écrite par lui-même, ou le Philosophe anglais; partie de l'œuvre dominée par le problème du mariage impossible.

C'est que le précepteur Prévost d'Exiles rêvait d'épouser la fille de sir John Eyles ...

Cette « petite affaire de cœur » lui fait perdre sa place.

Il passe en Hollande à l'automne de 1730, négocie des contrats avec des libraires de La Haye et d'Ams terdam, travaille à la fois à l'Homme de qualité, à l'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut qui allait former le tome vn et dernier de cet immense roman, à Cleveland, qui déborde les quatre tomes initialement prévus, à la traduction de 1 'Historia mei tempo ris de De Thou.

A travers les romans, où se mêlent théologie et littérature, l'inquiétude métaphysique et la recherche de la vérité morale se poursuivent.

Mais à peine parue l'His­ toire du chevalier Des Grieux, en Hollande, au printemps 1731, Prévost, qui a déjà dû la vivre, la revit avec une aventurière, Lenki Eckhardt, Cléopâtre fort peu royale, dite «la Sangsue».

Prévost a beau se faire désormais appeler Marc-Antoine Prévost d'Exiles, c'est la déchéance.

Démêlés avec les libraires pour contrats non respectés, ruine financière à laquelle contribue Lenki.

Couvert de dettes, il retourne en hâte avec elle en Angle­ terre, lance en juin 1733 un périodique, le Pour et le Contre, à l'image des journaux anglais : faits divers et personnages originaux de la chronique anglaise; nouvel­ les littéraires de France et d'Angleterre, réflexions mora­ les; commentaires de Shakespeare, du célèbre drame de Lillo le Marchand de Londres (Prévost ne pouvait pas rester indifférent à l'histoire de ce jeune homme entraîné à la débauche, au vol, au meurtre, par passion pour une femme dont il ne parvient pas à se détacher) ...

Le Pour et le Contre comptera vingt volumes quand Prévost y renoncera en 1740.

Il y eut des interruptions, comme celle de décembre 1733, lorsque l'auteur se retrouva en prison à Gatehouse pour avoir contrefait sur un billet à ordre la signature de son ancien disciple.

L'ind ulgence de sir John Eyles le sauve de la potence; l'indulgence du pape Clément XII pour ses fautes pas­ sées lui permet de rentrer en France.

A la fin de 1734, on le retrouve à Paris, où il est bien accueilli.

De 1735 à 1740, il poursuit son entreprise de romanesque métaphy­ sique, achevant Cleveland, qui remporte un succès énorme, écrivant le Doyen de Kil/erine, fouillant obstiné­ ment le monde irrationnel des passions : pourquoi l'a mour est-il maudit? Pourquoi les bonnes intentions sont-elles toujours punies par Je ciel? En 1736, le prince de Conti le choisit comme aumô­ nier; il a ainsi un protecteur puissant, devient l'abbé Prévost, reconquiert sa dignité.

L'Histoire d'une Grec­ que moderne, en 1740, marque le passage du roman métaphysique aux romans d'exploration morale.

Il s'in­ téresse, dans d'autres œuvres, aux personnages histori­ ques qui ont réalisé l'équilibre du tumulte et de l'ordre : Marguerite d'Anjou, Guillaume le Conquérant.

Il entre­ prend des traductions : il est significatif qu'il choisisse Cicéron et Richardson; l'oratoire et le pathéti que, la réf lexion morale et la sensibilité.

11 entreprend aussi l' énorme compilation de l'Histoire des voyages (quinze volumes de 1746 à 1759), prélude important à 1' Histoire des deux Indes de Raynal et confirmation de son goût pour le mouvement, l'instable, la découverte.

A part quelques incidents qui l'obligent à quitter tem­ porairement la France, l'abbé connaît et goûte cependant une vie plus tranquille, sans soucis d'argent.

Homme du xvm• siècle, aimant contradictoirement le mouvement et le repos, il réalise son rêve d'une petite maison à Chaillot avec sa gouvernante; le pape Benoît XIV le pourvoit du bénéfice d'un prieuré dans le diocèse du Mans.

Il rencon­ tre souvent à Passy, chez leur ami Mussard, Jean-Jacques Rousseau, fervent lecteur de Cleveland, et qui s'en sou­ viendra dans la Nouvelle Héloïse, dont le succès prend le relais de Cleveland en 1761.

C'est vers 1760 que Prévost laisse en suspens son dernier roman, le Monde moral ou Mémoires pour servir à l'histoire du cœur humain; le prince son protecteur lui a demandé d'écrire l'histoire de la maison de Condé et Conti.

L'abbé, de nouveau aux prises avec les soucis d'argent et l'écriture forcée, s'installe dans une autre maison tranquille, à Saint-Firmin, près de Chantilly.

Il n'achèvera ni le roman ni l'histoire.

L'apoplexie le frappe, à soixante-six ans, en forêt de Chantilly, un après-midi où il rentrait d'une visite aux Bénédictins de Saint-Nicolas d'Acy, ses voisins; ceux-ci achetèrent au curé du village le droit de l'enterrer dans l'église de leur prieuré, qui fut détruit par la Révolution.

Prévost était né sous le même signe astral que Baude­ laire et Van Gogh, celui du Bélier; signe pendant lequel le soleil doit s'exalter et gagner sa victoire de printemps sur la nuit de l'hiver, mais signe aussi qui donne nais­ sance à des êtres sou vent incertains de ce qu'ils sont, victimes de pulsions anarchiques primitives qui empêchent parfois la montée du soleil et la claire réponse aux interrogations anxieuses.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, il ne fut que l'auteur­ scandaleux ou fascinant -de Manon Lescaut, « Sphinx étonnant, Cléopâtre en paniers » pour Musset, émule de Nana pour les naturalistes, popularisée en 1884 par l' opéra de Massenet, Manon.

Il faudra attendre 1896 pour que des études universitaires commencent à envi­ sager l'ensemble de la vie et de l'œuvre, mais c'est seulement à partir des années 60, en particulier grâce au colloque international qui lui a été consacré à Aix-en­ Provence en 1963, que Prévost a commencé avec justice à «ê tre considéré comme l'égal de Balzac, de Proust ou de Dostoïev ski» (H.

Coulet, le Roman jusqu'à.

la Révolution).

Entreprise en 1977, une édition en huit volumes de l'œuv re romanesque complète est en cours de publication.

Souhaitons qu'enfin le grand public à son tour découvre que Prévost n'a pas seulement écrit l'histoire à la fois magique et tragique d!e Des Grieux et Manon.

Le roman-labyrinthe Dans leur technique comme dans leur métaphysique, tous les romans de Prévost présentent les lignes sinueu­ ses et enchevêtrées d'une quête anxieuse dans les ténè­ bres.

Monde de l'obscurité et de l'opacité, labyrinthe dans lequel on ne trouve presque jamais la porte étroite de l'issue heureuse.

Pourtant, que de portes dans ces romans, symboliquement! Fermées, la plupart du temps, et qu'il faut forcer.

Ce n'est pas surprenant si, une fois les portes forcées et d'in terminables galeries parcourues à tâtons, on arrive au lieu fondamental de tout récit de Prévost : le souter­ rain.

Dans les ruines de Tusculum, l'« homme de qua­ lité » explore un dédale au fond duquel il découvre une salle où trois colonnes sculptées en forme de Furies entourent un cercueil contenant les restes d'une victime de quelque drame passionnel.

Cleveland, fils proscrit de Cromwell, passe toute son enfance dans une caverne : c'est dans ces ténèbres qu'il enterre sa mère, voit mourir une autre femme victime d'un drame de la jalousie, découvre la jeune fille qu'il va aimer aux dépens du repos de sa vie.

Souterrains tortueux, à 1 'image de toutes ces consciences inquiètes qui cherchent une vérité. »

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