Devoir de Philosophie

Premier portrait de Charles Bovary (Flaubert - Madame Bovary)

Publié le 08/09/2006

Extrait du document

bovary

 

Premier portrait de Charles, ou l'arrivée du nouveau

Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille, en faisant beaucoup de poussière; c'était là le genre. Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manoeuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois

boudins circulaires; puis, s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poil de lapin; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve; la visière brillait. — Levez-vous, dit le professeur. Il se leva : sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire. Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude; il la ramassa encore une fois. — Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit. Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. — Levez-vous, reprit le professeur, et dites-moi votre nom. Le nouveau articula, d'une voix bredouillante, un nom inintelligible. — Répétez ! Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert par les huées de la classe. — Plus haut ! cria le maître, plus haut ! Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu'un, ce mot : Charbovari.

 

 

Cet extrait constitue approximativement la deuxième page de Madame Bovary. Le narrateur y poursuit le portrait de Charles, commencé dès les premières lignes. La scène se situe dans une salle de classe, à l'arrivée en cinquième d'« un gars de la campagne, d'une quinzaine d'années environ «. Le narrateur détaille le costume du « nouveau « tout en observant son attitude. C'est, en somme, par une scène banale — une scène réaliste qui renvoie le lecteur à sa propre expérience de collégien — que s'ouvre le roman.

 

bovary

« publié, l'itinéraire esthétique qui l'a conduit du romantisme de sa jeunesse au réalisme de sa maturité. La question du hérosQui est le héros de Madame Bovary? La question semble futile, tant le titre est explicite.

Il n'en reste pas moins vraique le roman s'ouvre sur l'adolescence de Charles et s'achève par sa mort.

Dans l'architecture même du texte,comme dans la conscience du lecteur, le destin de Charles encadre et, pour ainsi dire, met entre parenthèses celuid'Emma.Histoire d'une mal mariée, le roman nous raconte également le destin de cet éternel « nouveau ».

Toutes lescaractéristiques de ce portrait liminaire se retrouveront dans le personnage de Charles adulte.Comme nous le montre le début du deuxième paragraphe de notre extrait, Charles est un garçon qui ne saits'intégrer à aucun groupe.

Soit par ignorance, soit par manque d'audace — l'impersonnalité flaubertienne laisse aulecteur 1ç choix de la cause —, il reste en marge d'un groupe qui fait bientôt de lui sa victime.De même, Charles est incapable de communiquer : l'univers du langage lui est étranger, et il ne sort jamais de sonsilence que pour bredouiller une réponse incompréhensible et ridicule.Le ridicule est, en effet, sa façon d'être au monde.

Aux autres, il n'offre qu'un sujet de moquerie.

Incapable deprononcer son nom, il donne l'impression que sa propre identité demeure à ses yeux incertaine.Héros du roman à l'égal d'Emma, Charles, plus encore qu'elle, est le type même de l'anti-héros qui préfigure leFrédéric Moreau de L'Éducation sentimentale et les deux protagonistes de Bouvard et Pécuchet.

Or, ce type dehéros inconsistant et déconnecté du monde s'emparera très largement du roman et du théâtre modernes.

On leretrouve au XXe siècle dans les oeuvres de Sartre ou de Camus, de Beckett ou de Ionesco.

Son invention parFlaubert fait de ce dernier un précurseur de la modernité. La casquette, ou les objets de substitutionTrès curieusement, et de façon expressément disproportionnée, le portrait de Charles est parasité par l'interminabledescription de sa casquette.Par un effet qu'on qualifierait au cinéma de zoom avant, Flaubert rétrécit le champ de la scène et s'attarde sur ungros plan de cette fameuse casquette où le monde alentour semble se résorber.On sait la place que tiendront les objets dans la suite du roman (cf.

la description de la pièce montée lors de lascène des noces) et plus généralement dans l'oeuvre de Flaubert.

La casquette de Charles est, en somme, lepremier d'une longue série d'objets décrits avec une précision quasi maniaque.

Comme l'atteste la complexité de laphrase, la richesse à la fois métaphorique et technique du vocabulaire (la soutache est une tresse de galon descostumes militaires), l'objet est d'abord l'occasion d'un défi stylistique.Mais il convient également de voir dans cette casquette un objet emblématique que Flaubert substitue à sonpersonnage et qui lui permet de réaliser l'économie d'un portrait psychologique.

Cette casquette ridicule, lourde etcompliquée, qui a « des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile » et semble parfaitement incongruedans le décor, nous renseigne sur la navrante personnalité de Charles.

Mais les renseignements qu'elle nous fournitne sont pas psychologiques, ils sont d'ordre poétique.

Ils n'enferment pas le personnage dans un jugement devaleur; au contraire, ils laissent libre cours à l'imagination du lecteur.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles