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PORTRAIT DE VAUTRIN de Honoré de BALZAC, Le Père Goriot

Publié le 18/05/2010

Extrait du document

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(Balzac vient de présenter plusieurs personnages de la « pension Vauquer «, dont une jeune fille triste, Victorine Taillefer, et un jeune homme ambitieux, Eugène de Rastignac.) Entre ces deux personnages et les autres, Vautrin, l'homme de quarante ans, à favoris peints, servait de transition. Il était un de ces gens dont le peuple dit : Voilà un fameux gaillard! Il avait les épaules larges, le buste bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils touffus et d'un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. Il était obligeant et rieur. Si quelque serrure allait mal, il l'avait bientôt démontée, rafistolée, huilée, limée, remontée, en disant : « Ça me connaît. « Il connaissait tout d'ailleurs, les vaisseaux, la mer, la France, l'étranger, les affaires, les hommes, les événements, les lois, les hôtels et les prisons. Si quelqu'un se plaignait par trop, il lui offrait aussitôt ses services. Il avait prêté plusieurs fois de l'argent à madame Vauquer et à quelques pensionnaires; mais ses obligés seraient morts plutôt que de ne pas le lui rendre, tant, malgré son air bonhomme, il imprimait de crainte par un certain regard profond et plein de résolution. A la manière dont il lançait un jet de salive, il annonçait un sang-froid imperturbable qui ne devait pas le faire reculer devant un crime pour sortir d'une position équivoque. Honoré de BALZAC, Le Père Goriot (1835).

Il s'agit du premier portrait de Vautrin, personnage dominant de La Comédie humaine. L'extrait choisi en donne l'essentiel, quoiqu'il se prolonge encore une page (voir notre conclusion). Quelques pages plus haut, Vautrin a été brièvement présenté comme « un homme âgé d'environ quarante ans, qui portait une perruque noire, se teignait les favoris, se disait ancien négociant, et s'appelait monsieur Vautrin «.  Un portrait romanesque est en principe un sujet fort simple : il s'agit de présenter un personnage, de fournir les données essentielles qui vont éclairer son comportement, sans cependant tout dire, pour que le lecteur ait envie d'en savoir davantage. Trois fonctions, en somme : informer, faire croire, intriguer, — fonctions valables en général pour toute exposition de roman, et en particulier pour la présentation des personnages principaux. L'art du portrait dépasse souvent, en complexité, ces trois fonctions de base. Mais elles nous suffisent, au premier abord, pour analyser ce portrait de Vautrin.

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« occupent d'ailleurs, dans cette phrase, plus de place que l'évocation du buste.

C'est que les mains sont signed'action, et non de simples objets anatomiques.

Elles nous informent que cet homme saisira toute chosebrutalement, de façon épaisse et carrée, et qu'il ne lâchera pas ce que tiennent ses phalanges poilues.

Du moins lepressent-on...• La figure « rayée ».

Les rides prématurées, elles aussi, ne sont pas simple effet de vieillesse physique : ellessignifient l'expérience, et une expérience difficile, marquante.

Cet homme a un passé.

La dureté inscrite dans sonvisage contraste, nous dit le narrateur, avec ses « manières souples et liantes ».

Le narrateur n'interprète qu'àmoitié ce qu'il affecte d'observer : il note bien l'ambiguïté des apparences de Vautrin, mais ne la résout pas.

S'agit-ild'un homme durci par la souffrance, et qui malgré tout conserve une humeur bonhomme? Ou d'un homme qui faitsemblant d'être sociable, en dissimulant sa dureté de coeur ?• La voix « de basse-taille ».

Un terme musical rassure : cette voix ne déplaît pas, elle s'harmonise avec sa gaieté.Mais une voix agréable, chez un personnage déjà ambigu, cela peut renforcer encore son caractère inquiétant.

Unefois le doute semé sur le fond de la nature de Vautrin, toutes ses manifestations de bonhomie et de civilitérenforcent notre interrogation de lecteurs : quel est vraiment cet homme ? Dès qu'on doute, ce qui rassure estfaussement rassurant ! LE COMPORTEMENT: SA PROFONDE AMBIGUÏTÉ Le comportement de Vautrin, allégué par le narrateur pour parfaire le tableau, va confirmer ce que son physiquelaissait pressentir.

Les divers aspects de ce comportement continuent de nous être présentés comme ce que peutsavoir un habitant de la « pension Vauquer », à partir de ce qu'il a vu ou entendu dire du personnage.

Chaqueexemple donné, fruit de l'observation, paraît donc irréfutable; en même temps, il laisse deviner un sombre devenir,propre à accrocher le lecteur, intrigué par l'énigme de cet homme Reprenons ces divers aspects :• L'exemple de la serrure.

Il est surprenant que la réparation d'une serrure soit la première illustration ducomportement serviable de Vautrin.

Détail réaliste, certes; mais un tel choix suppose que cet exemple ait uneportée qui le dépasse..

La rapidité avec laquelle procède l'homme (cf.

la précipitation des adjectifs : « démontée,rafistolée, huilée, limée, remontée ») dénote de l'habileté, de l'expérience, de l'intelligence dans le maniement, peut-être, de toutes sortes de mécanismes (et notamment des ressorts de la psychologie humaine).

Rien ne l'affirme;tout le laisse supposer.

Et la conclusion satisfaite de Vautrin — « Ça me connaît » - montre déjà que s'il aime rendreservice, c'est aussi pour exercer un pouvoir.• « II connaissait tout d'ailleurs.

» Cette généralisation immédiate, à partir de l'exemple de la serrure, confirme laportée symbolique de ce dernier.

Toute une série d'aventures, d'expériences nous sont tout à coup signifiées.

Cethomme connaît « les vaisseaux, la mer » : ce n'est pas à la portée du premier venu; « la France, l'étranger » : sonexpérience est internationale; «les affaires, les hommes » : une importante vie professionnelle; « les événements,les lois » : le savoir se joint à l'expérience; « les hôtels et les prisons » : ambiguïté de ce doublet ! A-t-il connu laprison de l'extérieur, ou de l'intérieur? « Les » prisons, qu'est-ce à dire ? Quelle stature soudaine! Quelles énigmes,en quelques mots!• Vautrin prête de l'argent, et il sait se le faire rendre.

L'ambivalence de la conduite de notre personnage seconfirme : s'il offre ses services, « un certain regard profond » sait rappeler leurs obligations à ses obligés.

Lecontraste évoqué à la ligne 9 est repris ici, mais en sens inverse.

Alors que les manières souples de Vautrindémentaient sa dureté de visage (l'aspect positif l'emportait), cette fois, c'est malgré sa bonhomie qu'il imprime dela crainte : l'aspect négatif prend le dessus.

On peut noter l'hyperbole : « ses obligés seraient morts plutôt que dene pas le lui rendre » .

Dès qu'il est question d'argent, Vautrin devient implacable.• Le jet de salive.

Cracher n'est pas seulement une manifestation physique.

C'est une conduite sociale, et souventl'expression d'une attitude de mépris, de dégoût.

Elle dénote, dit le narrateur, « un sang-froid imperturbable»;Vautrin doit cracher souvent, et ponctuer de la sorte son comportement quotidien.

Il est vrai qu'à l'époque, il étaitbeaucoup plus « naturel » de cracher qu'aujourd'hui.

Mais ici cet indice de mépris des choses et des hommes «annonce » bien davantage : la capacité d'aller jusqu'au crime.

« Pour sortir d'une position équivoque » : lepersonnage serait-il susceptible de s'y mettre ?Balzac lâche donc le mot « crime ».

Certes, il ne dit pas que le crime a été commis.

Il le donne simplement commeune possibilité du héros.

L'ambiguïté de Vautrin est ici à son sommet, et le lecteur a de quoi être intrigué.

A vraidire, il n'y a plus d'ambiguïté, et l'on peut s'attendre à ce que le personnage réalise par la suite le « programme »qu'annonce son portrait.On peut à ce propos saisir sur le vif le jeu de la narration.

Quand nous lisons : « A la manière dont il lançait un jetde salive, il annonçait », nous voyons Balzac jouer au narrateur-témoin qui découvre ce qu'annonce le geste deVautrin.

Mais qui annonce ? L'auteur sait pertinemment la suite de l'histoire, et il joue à la faire annoncer par leportrait du personnage.

En réalité, toute cette description est composée en fonction de la suite, que connaîtl'auteur — qui affecte d'adopter une « focalisation externe »! Il en dit juste ce qu'il faut, mais pas trop cependant,pour à la fois impressionner le lecteur et lui faire désirer la suite.

Aussi avons-nous le droit nous-mêmes, enexpliquant le texte, de savoir --- sans le dire — que Vautrin est un criminel évadé du bagne, que cela nous serarévélé plus tard, et qu'il s'appelle en réalité Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, connu aussi sous le nom de CarlosHerrera. CONCLUSION. »

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