Plaidoyer de l'avocat l'étranger de Camus
Publié le 02/06/2014
Extrait du document
«
L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits éventails
multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens.
La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir
jamais finir.
À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait : « Il est vrai que j'ai tué.
» Puis il a
continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu'il parlait de moi.
J'étais très étonné.
Je me suis penché vers un
gendarme et je lui ai demandé pourquoi.
Il m'a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les
avocats font ça.
» Moi, j'ai pensé que c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et, en un certain
sens, se substituer à moi.
Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle d'audience.
D'ailleurs, mon avocat
m'a semblé ridicule.
Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme.
Mais il m'a
paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur.
« Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette
âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère public, j'ai trouvé quelque chose et je puis dire
que j'y ai lu à livre ouvert.
» Il y avait lu que j'étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle
à la maison qui l'employait, aimé de tous et compatissant aux misères d'autrui.
Pour lui, j'étais un fils modèle
qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il l'avait pu.
Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite
donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer.
« Je m'étonne,
Messieurs, a-t-il ajouté, qu'on ait mené si grand bruit autour de cet asile.
Car enfin, s'il fallait donner une preuve
de l'utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-même qui les
subventionne.
» Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie.
Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant
lesquelles on avait parlé de mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait comme une eau incolore où je
trouvais le vertige.
À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des prétoires,
pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a résonné jusqu'à moi.
J'ai
été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où j'avais trouvé les plus pauvres et les plus
tenaces de mes joies : des odeurs d'été, le quartier que j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de
Marie.
Tout ce que je faisais d'inutile en ce lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte, c'est.
»
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