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Philippe Delerm - L'odeur des pommes

Publié le 06/09/2006

Extrait du document

On entre dans la cave. Tout de suite, c'est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies - des cageots renversés. On n'y pensait pas. On n'avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l'âme. Mais rien à faire. L'odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s'être insinuée dans chaque ride. Mais on n'a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l'odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort? Mais non. C'est au-delà.... Une odeur intérieure, l'odeur d'un meilleur soi. Il y a l'automne de l'école enfermé là. A l'encre violette on griffe le papier de pleins, de déliés. La pluie bat les carreaux, la soirée sera longue... Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l'ampleur et de l'intensité, d'un souvenir de cave salpêtrée, de grenier sombre. Mais c'est à vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c'est comme un souffle chaud qui se donne dans l'ambre. L'odeur a pris tous les bruns, tous les rouges, avec un peu d'acide vert. L'odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité. Les lèvres sèches, on sait déjà que cette soif n'est pas à étancher. Rien ne se passerait à mordre une chair blanche. Il faudrait devenir octobre, terre battue, voussure de la cave, pluie, attente. L'odeur des pommes est douloureuse. C'est celle d'une vie plus forte, d'une lenteur qu'on ne mérite plus. In, « La première gorgée de bière «

Pour Philippe Delerm, l'odeur des pommes a de nombreux pouvoirs. En premier lieu, elle domine tout l'être, elle dirige ses sensations et ses pensées. Elle s'empare immédiatement de celui qui la sent. Elle ne laisse aucune échappatoire à sa « victime « ; « ça vous prend «, « rien à faire « (l. 4). Elle supprime toute envie préalable, elle détourne également le narrateur de sa première envie. Il allait à la cave chercher des pommes pour les consommer, il n'y songe plus : « on n'a pas envie de les manger « (l. 9), « rien ne se passerait à mordre une chair blanche « (l. 20) ; il s'agit même d'oublier ce désir : « surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l'odeur « (l. 9-10). Le narrateur pénètre, grâce à ce parfum, dans un autre univers, un « au-delà « (l. 11) ; il lui ouvre les portes non d'un univers parallèle, mais de son passé (un monde « intérieur « (l. 11), d'une saison et une époque de sa vie oubliées « l'automne de l'école « (l. 10-11).

« attentif aux sensations que l'adulte.

Elle recrée le passé, rappelle à la conscience la disparition d'un monde intérieurenfui et enfoui, le fait revenir spontanément et inopinément.

Elle ne fait pas seulement retrouver le temps, elle enrappelle la valeur, fait également éprouver toute la force des changements intervenus, et engendre finalement leregret d'une vie qui paraissait « plus forte », plus « lente » et, donc, sans doute, plus précieuse.

Dans cet extrait de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Philippe Delerm nous invite à réfléchirsur les effets de la sensation.

Le titre même de son ouvrage nous incite à nous interroger sur le rôle de ces « petitsplaisirs », sur l'utilité de les raconter et de les décrire.

L'odeur des pommes lui permet de nous montrer comment lasensation ouvre sur une méditation.

À partir d'une découverte olfactive immédiate et involontaire (« Tout de suite,c'est ça qui vous prend », ligne 1, le narrateur se penche sur les effets de cette impression.

L'odorat enregistre unparfum qui éveille d'autres sensations : des goûts (l'acide, l'âcre et le sucré, la saveur confite du fruit mûr) et inviteimmédiatement à imaginer des paysages et des décors (celui du verger au printemps et à l'automne, celui de la caveet du grenier) et, ainsi, à se questionner sur la force de ces évocations.

Le passage de la sensation à la méditationest net ici : il se fait grâce à une série d'images éveillées par l'odeur : celle de l'école avec ses couleurs, ses efforts,de la saison qui lui est associée (la rentrée est automnale), puis celles de la récolte et de la découverte initiale decette odeur.

Les images conduisent alors le narrateur à s'interroger sur leur apparition et leur forte netteté.

Lesverbes de pensée et de connaissance (« on pense », « on sait », lignes 15 et 20) succèdent aux inter-rogationspremières : après avoir tenté de caractériser l'odeur (« ça sent fort ? » ou « bon ? », il se demande s'il s'agit dedésir de les manger et peut alors comprendre que ce n'est pas le cas : « rien ne se passerait à mordre une chairblanche » (l.

20).

La méditation se développe plus nettement dans le troisième paragraphe à partir du moment où lenarrateur a éliminé toute envie de consommer ces pommes En découvrant que ce parfum éveille en lui toute unepartie de sa vie passée, qu'elle le ramène à une autre époque, à une autre manière de vivre, il finit par réfléchir surle temps ainsi vécu.

Il constate que le décalage est aboli : il emploie le présent pour évoquer l'enfance, a recours àl'infinitif présent qui élimine toute strate temporelle.

Grâce à ce mode, en effet, il peut renouer avec le passé, sefondre dans une expérience identique à celle qu'il a vécue durant son enfance : « vivre là, se tenir là, debout » (l.17).

Le passé composé tire le bilan des effets de cette odeur : elle a recueilli tout ce qui composait les instantspassés, elle englobe toute une vie qui peut alors être valorisée par le superlatif « plus forte », ou par uneappréciation qualitative explicite : « qu'on ne mérite plus » (lignes 2324).

La vie ancienne retrouve toute sa valeur,ses couleurs sont chaudes, précieuses (le brun et le rouge sont positivement connotés par l'expression parallèle «tous les », les saveurs sont fortes et aisément identifiables (« âcre », « sucrée », « confite », « acide vert »), la viey est visible, sensible (la peau des pommes est douce et à peine rugueuse (l.

20-21), l'herbe est mouillée, haute, unsouffle chaud agite l'ombre) (lignes 18-19).

C'est alors que le narrateur comprend le véritable enjeu de cetteexpérience : le conditionnel révèle clairement qu'il a pris conscience de ce qu'il se passait.

Il serait inutile dechercher à s'enliser dans une situation quotidienne et banale (les manger, boire leur jus ne changerait rien), il fauten comprendre la force : cette odeur n'est qu'un accès à une vision plus complète du temps et de la vie.

Le prix del'existence est ainsi évalué ; l'être ne peut sans doute éviter la douleur que dans l'attente, dans la sensation la plusimmédiate.

C'est donc pendant l'enfance, période où il est plus proche de ses sens, qu'il peut le mieux accéder auplaisir.

Pour Philippe Delerm, donc, même « minuscules », ces sensations, ces bonheurs donnent à la vie toute sasaveur, son prix véritable.. »

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